Prémices partie II-III : Utopie médiévale et millénarisme

  Contexte

   Le Moyen-âge (Ve-fin Xve siècle) est une période de l’histoire occidentale où se constitue une société féodale religieuse et hiérarchique. Le pouvoir appartient à la noblesse et au clergé (les représentants et garants de la religion). Les seigneurs possèdent la majorité des terres sur lesquelles ils prélèvent l’impôt, au détriment de la paysannerie. Dans ces sociétés, la religion et la morale chrétienne sont hégémoniques, elles sont les références absolues et majoritaires pour comprendre le monde et les rapports de pouvoir.

   A noter aussi que la doctrine chrétienne, du moins certains pans de sa doctrine, pose une forme « d’égalité » entre les personnes. Tous les êtres humains, peu importe leur position sociale, sont théoriquement égaux devant Dieu, face à son jugement omniscient et tout puissant. De même, dès les origines du christianisme, la pauvreté est mise en valeur, tandis que la richesse est relativement critiquée.

   Cette vision du monde chrétienne, ces principes, nourrissent les individus dans leur imaginaires d’une vie plus désirable, particulièrement dans les « basses classes ». Il en va de même lorsqu’il s’agit de lutter pour transformer les rapports sociaux.

   On touche là à l’une des contradiction qui traverse l’histoire des sociétés féodales européennes. Le christianisme est à la fois une doctrine qui peut inspirer des discours « subversifs » mais il a aussi une fonction de légitimation du pouvoir. En effet, le dogme chrétien préconise également la soumission aux autorités terrestres. De plus, le clergé et la noblesse, au cours de leur constitution en tant que classe dominante, n’ont eu de cesse de s’arroger le pouvoir de représentation du divin et des rites.

Le millénarisme

  C’est dans ce contexte féodal et religieux qu’apparaît le millénarisme chrétien :

« Greffé sur la tradition apocalyptique, [le millénarisme] correspond […] à l’attente optimiste d’un règne de mille ans sous la férule du Christ revenu sur terre avant le jugement dernier, […], à l’espoir de l’avènement d’un ordre parfait qui renoue avec le paradis perdu, dispensateur d’un bonheur éternel. »1

   Beaucoup de mouvements millénaristes se développent en Europe durant le moyen-âge. Ces hérésies sont perçues comme des menaces par les autorités du fait de leurs doctrines plus ou moins égalitaristes et subversives.

   On peut notamment penser à Joachim de Flore (vers 1135-1202), moine millénariste dont les vues seront condamnées par l’Eglise au milieu du XIIIe siècle :

« D’après lui, le moment approche où l’Histoire va basculer et ouvrir l’ère du Saint-Esprit, où le règne de la justice sera garanti par les ordres monastiques »2.

« la pensée de Joachim de Flore a influencé […] une grande part de la spiritualité européenne, ainsi que nombre de mouvements religieux hérétiques tels les hussites et les taborites.  Ces derniers prônent la fin des péchés, la disparition des autorités séculières et la suppression des impôts. »

  Certains de ces mouvements religieux, en s’inspirant des idées les plus radicales véhiculés par les textes chrétiens, remettent donc en cause le pouvoir des seigneurs et des clercs. Certains d’entre eux, parmi les plus populaires et radicaux, prennent parfois les armes contres les autorités nobles et religieuses. Lors de ces luttes, ils rêvent et expérimentent d’autres manières de vivre que celles permises par l’ordre féodal.

   C’est le cas des taborites précédemment cités. Ces derniers participent activement aux guerres hussites. Ces guerres sont une lutte politique, sociale et religieuse, ayant eu lieu de 1420 à 1434 en Bohème (une partie de l’actuelle Tchéquie). Elles opposaient les féodaux alliés à l’Eglise et les partisans du théologien et réformateur Jean Hus ; des hérétiques souhaitant des réformes religieuses, politiques et sociales.

   Les taborites fondent la place forte de Tabor en 1420. Dans cette communauté, ils tentent de réaliser leurs principes comme le raconte Kenneth Rexroth  dans son ouvrage Le Communalisme :

« Quand la communauté fut créée (il en alla de même quand des communautés s’en inspirant furent établies en d’autre lieux), de grosses citernes furent installées au centre de la ville, les gens vendirent tous leurs biens et placèrent l’argent et leurs bijoux, s’ils en avaient, dans ces citernes et y mirent aussi leurs revenus, qu’ils gagnaient apparemment en exerçant comme auparavant leurs anciens métiers. La richesse ainsi accumulée fut répartie équitablement entre tous les citoyens de la communauté. »

« Avec la poursuite des guerres hussites, cette richesse fut augmentée par le pillage. […] Présenté par les historiens postérieurs hostiles, cela ressemble beaucoup à du « communisme de brigandage » […] Cependant, la vie à Tabor et dans les autres communautés se stabilisa pour aboutir à un communisme productif plus ou moins « ordinaire ». »

« Leur millénarisme extrême est sans égal dans l’histoire de la dissidence. «

« Après une destruction générale, comparable à celle de Sodome et Gomorrhe, le Christ apparaîtrait au sommet d’une montagne et célébrerait la venue de son royaume par un grand banquet messianique de tous les fidèles. »

« Entre temps les taborites anticipaient cette communion des saints en organisant de grandes rencontres sur les collines et les montagnes environnantes où l’Eucharistie devint une agapè (fête communautaire) de masse, présidée par les chefs militaires et religieux […]. »

« Dans le royaume, tous les sacrements et les rites devaient être supprimés et remplacés par la présence du Christ et du Saint-esprit et toutes les lois abolies. »

« La vie à Tàbor devait être auréolée d’une gloire particulière, celle d’une société transfigurée, où l’existence était vécue à un degré d’exaltation proche de la folie. La communion avait lieu chaque jour, réunissant des milliers de gens qui chantaient en cœur dans les champs.

« Quand les soldats de la foi rentraient triomphants, chargés de butin et de trophées, telles les tentes luxueuses prises aux cardinaux et aux rois en campagne, ils traversaient une foule extatique qui dansait dans la rue. »3

   D’autres sources que la religion chrétienne ou la croyance dans le millenium alimente en parallèle les projets d’une vie plus douce ou d’une société meilleure. Vieux mythes gréco-latins réactualisés, pays imaginaires, cités métaphoriques et espérées, alimentent les imaginaires médiévaux au fil des siècles. Les supports de « l’utopie » médiévale sont alors multiples : poèmes, tradition orale, ouvrages savants, récits de voyage etc.

Les voyages

Au Moyen âge les terres inconnues, ou celles que l’on commence à découvrir ou à redécouvrir, comme l’Asie ou l’Inde alimentent toujours les mythes et les imaginaires. Les voyages de certains explorateurs, marchands et marins amènent aussi à des contacts avec d’autres peuples et cultures. Ces contacts réalimentent de vieux mythes gréco-latins notamment le mythe de l’Âge d’or :

« On rejoint aussi le mythe hésodien d’une humanité première innocente et heureuse : se répand l’image de peuples indiens vertueux, qui perdure jusqu’à la Renaissance […]. Dans Songe du vieil pèlerin, de Philippe de Mézières, les Bragamains ignoraient le concept et l’expérience de la propriété […]4

Ces sociétés « autres » alimentent donc les fantasmes des voyageurs européens. Mais, elles permettent également aux voyageurs de porter un regard comparé sur le fonctionnement des sociétés européennes :

«Pareillement, Polo fait état, chez les Indiens, d’une vie exempte des freins de la pudeur et affranchie des interdits alors attachés au corps par la tradition judéo-chrétienne. »5

Le Pays de Cocagne

« Par mets et par vins, le pays de Cocagne est une utopie européenne médiévale, ce serait même, pour Jacques Le Goff, « la seule véritable utopie médiévale». Si le terme cocagne apparaît dans nos sources au xiie siècle sous la forme latine « abbas Cucaniensis » dans les Carmina Burana, il faut attendre le xiiie siècle pour connaître la première version manuscrite décrivant un pays de Cocagne parvenue jusqu’à nous : le Fabliau de Coquaigne, un texte français originaire de Picardie ».6

« L’essentiel d’une utopie fondamentalement matérialiste et permissive y est fixé : une nature généreuse, l’abondance de la nourriture et des boissons, le refus du travail et de tout acte marchand, un temps festif perpétuel, la liberté sexuelle, la recherche du seul plaisir. »7

   Dans cette utopie:

« Le référent […] majeur n’est pas la description du paradis terrestre mais l’inversion des conséquences du péché originel. »8

« L’église comme les représentants du système féodal […] ont été escamotés au passage : clergé, seigneurs et autres instances du gouvernement ne détiennent plus aucun pouvoir ni spirituel, ni temporel […] Cocagne est une revanche des pauvres et s’inscrit dans ce que Le Goff dit du merveilleux médiéval, qui a d’abord une « fonction compensatrice, dans un monde de réalités dures et de violence, de pénurie et de répression ecclésiastique ».9

Extraits du fabliau de Coquaigne (XIIIe siècle) 

« Li païs a à non Coquaigne, « Il y a un pays qui a pour nom Cocagne

Qui plus i dort, plus i gaaigne,  Qui plus y dort, plus y gagne ,

Cil qui dort juqu’à miedi, Celui qui dort jusqu’à midi ,

Gaaigne cinc sols et demi » Gagne cinq sols et demi »

(v. 28-30)

« Et s’il avient par aventure « Et s’il advient par aventure

Qu’une Dame mete sa cure Qu’une dame mette son souci (s’intéresse)

A un home que ele voie, À un homme qu’elle voit,

Ele le prent en mi la voie Elle le prend au milieu de la rue

Et si en fait sa volonté. Et en fait sa volonté.

Ainsi fet l’uns l’autre bonté » Ainsi chacun se fait plaisir l’un à l’autre »

(v. 117-122).

Le pays de Cocagne, estampe, 1630

 

« Il y a un pays par delà l’Allemaigne,

Abondant en tout biens qu’on appelle Cucaigne,

Ou chacun sans rien faire en tout téps viure peut,

Et avoir des habits sans argent, tels qu’il veut.

Sans suer, ni peiner on a ce qu’on souhaite,

Ceux qui ayment travail de ces lieux on rejette,

Faineans paresseux y sont les biens venus,

Et de ce qu’il leur faut tres-bien entretenuz,

Ils croient qu’ils sont la au paradis terrestre,

Et ne voudroient pour rien en autre pays estre,

On peut on estre mieux qu’en lieu ou sans peiner,

On ne fait que gaudir, boire et disner, »10

La Cité des Dames

   La Cité des Dames est créée par Christine de Pizan, une femme lettrée, vivant de ses productions intellectuelles, chose rare à l’époque.

   Dans ce récit, l’autrice invente une cité imaginaire, allégorique, exclusivement féminine, qu’elle bâtit inspirée par trois figures : la Raison, la Justice et la Droiture. Cet espace symbolique permet à de Pizan de critiquer la vision misogyne des hommes de son temps et de remettre en question la place subalterne de la femme dans la société médiévale :

«   Ainsi, ma chère enfant, c’est à toi entre toutes les femmes que revient le privilège de faire et de bâtir la Cité des Dames. Et, pour accomplir cette œuvre, tu prendras et puiseras l’eau vive en nous trois, comme en une source claire ; nous te livrerons des matériaux plus durs et plus résistants que n’est le marbre massif avant d’être cimenté. Ainsi ta Cité sera d’une beauté sans pareille et demeurera éternellement en ce monde. »

«  Vous toutes qui aimez la vertu, la gloire et la renommée y serez accueillies dans les plus grands honneurs, car elle a été fondée et construite pour toutes les femmes honorables – celles de jadis, celles d’aujourd’hui et celles de demain.

[…] cette nouvelle Cité qui, si vous en prenez soin, sera pour vous toutes (c’est-à-dire les femmes de bien) non seulement un refuge, mais un rempart pour vous défendre des attaques de vos ennemis.

Enfin, vous toutes, mesdames, femmes de grande, de moyenne ou d’humble condition, avant toute chose restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu.

« Voyez, chères amies, comme de toutes parts ces hommes vous accusent des pires défauts ! Démasquez leur imposture par l’éclat de votre vertu ; en faisant le bien, convainquez de mensonge tout ceux qui vous calomnient .»11

Sources :

Roger-Michel Allemand, L’utopie ,Ellipses éditions, 2005,

Florent Quellier, Le pays de Cocagne, un texte voyageur du Moyen Âge aux Temps modernes, https://books.openedition.org/pur/143649

https://une-histoire-de-lutopie.edel.univ-poitiers.fr/exhibits/show/sources/sources-medievales/cocagne.html

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8402150x.r=cocagne.langFR

Špela ŽAKELJ, La subjectivité littéraire dans La Cité des Dames, revue Voies Actuelles, 2011 https://journals.library.brocku.ca/index.php/voixplurielles/article/view/451

Notes :

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie Ellipses éditions, 2005, p.52-53

2 p.54

3 Kenneth Rexroth, Le communalisme : les communautés affinitaires et dissidentes, des origines jusqu’au Xxe siècle, L’Insomniaque, 1974 (1ère parution), 2019, p.109-113

4 Roger-Michel Allemand, L’utopie Ellipses éditions, 2005, p.58

5 Idem p.58

6 Florent Quellier,Le pays de Cocagne, un texte voyageur du Moyen Âge aux Temps modernes, https://books.openedition.org/pur/143649 ,

7 Idem

8 Idem

9 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.61