C-Communautés utopiques et révolution : Communautés utopiques

Contexte

    L’avènement du capitalisme au XIXe siècle, en tant que mode de production dominant à l’échelle du globe, amène à une reconfiguration des conflits entre groupes sociaux antagonistes. Cela passe par la prolétarisation et l’exploitation, toujours plus massive et intense, d’un grand nombre de personnes au profit de la bourgeoisie en tant que classe montante et dirigeante.

    Le XIXe siècle c’est aussi l’âge d’or des empires coloniaux britanniques et français. La Grande-Bretagne est alors la première puissance économique mondiale, présente sur tous les continents.

    Dès lors, le XIX siècle est une période de forts conflits sociaux en Europe et dans le reste du monde. C’est un siècle traversé de guerres, de guerres civiles, de révolutions, de luttes de classes plus ou moins intenses etc.

    Durant cette séquence se constitue le mouvement ouvrier. Celui-ci souhaite, pour ses tendances les plus subversives, une révolution mondiale, processus devant aboutir à un nouvel ordre social fonctionnant sur des bases nouvelles. Le révolution doit aboutir à l’abolition du capitalisme, de l’état, de la propriété privée et des classes par la mise en commun des moyens de production pour permettre l’émancipation des exploités et par extension de toute la société.

    C’est donc durant cette période que prennent corps, en théorie et en pratique, les mouvements socialistes, anarchistes et communistes, idées et mouvements en partie produits et matrice des luttes de classes des premiers temps du capitalisme.

    L’idée de vivre en communauté pour expérimenter une nouvelle organisation sociale, est assez ancienne. Comme nous l’avons déjà vu, on observe ces tentatives avec certains mouvements hérétiques et millénaristes. De même, après la Réforme protestante, de nombreuses communautés , plus ou moins égalitaristes et religieuses, s’implantent et se développent en Amérique pour fuir les persécutions religieuses. Certains, comme les Amish, existent toujours de nos jours.

    Durant la première moitié du XIXe siècles, émerge différents projets d’utopies sociales qui imaginent une nouvelle société égalitaire et désirable. Parmi les plus connues, on compte le fouriérisme, les communautés owenistes ou l’Icarie de Cabet. Ces projets inspireront de nombreuses expériences communautaires à travers le monde et notamment aux USA et en Amérique.

    Dans ces communautés on souhaite expérimenter concrètement, directement, une autre manière de vivre. On tente de créer un espace de liberté et d’égalité dans un monde marchand et industriel alors en plein essor. En voici quelques exemples.

Le fouriérisme

«  Fourier imagine une cité idéale qu’il baptise Harmonie. Son Traité de l’association domestique agricole (1822) conçoit les phalanstères, sortes de coopératives de travailleurs fondées sur la division du travail et sur l’harmonie obtenue grâce au développement des « attractions passionées.

[…]

L’utopie fouriériste concilie structures collectives (habitat, réfectoires, pouponnières), dont certaines relèvent significativement de la culture (théâtres et bibliothèques), et protection de la liberté individuelle, puisque chacun peut exercer le métier de son choix, que les salaires sont inégaux et que la notion de propriété se trouve maintenue. »1

Une communauté communiste de l’Iowa :

   En 1842, Etienne Cabet (1788-1856) publie en France Voyage en Icarie, un essai et roman utopique inspirée de l’oeuvre de More, qui prône les valeurs d’un communisme quelque peu chrétien, agrémenté des théories scientifiques, économiques et industrielles nouvelles. Son ouvrage connaît un certain succès, notamment dans les milieux prolétaires.

   En 1847, Cabet et ses partisans décident de partir aux USA pour créer des colonies et communautés communistes inspirées de ses idées. Celles-ci, par leur exemple, doivent alors convaincre de plus en plus de personnes et permettre le développement d’autres communautés et du communisme.

   Dès lors, avec fidélité aux idées de Cabet (parfois conservatrices sur la question sexuelle et la place des femmes), ou en les dépassant, les icariens tentent de réaliser leur expérience communautaire. Et, malgré maintes scissions et mésaventures, de 1848 à 1898 plusieurs communautés dites icariennes voient finalement le jour aux Etats-unis.

   La communauté de Corning, dans l’Iowa est fondée dans les années 1850 et se scinde à partir de 1878 en deux branches. C’est une des expérimentations icariennes les plus abouties. Kenneth Rexroth l’évoque dans son ouvrage Le Communalisme :

« En 1876, on comptait soixante-quinze membres. Une dizaine de familles y vivaient, logées dans des bâtisses bordant trois des côtés d’une place centrale, où se dressait un grand bâtiment abritant une cuisine et une salle à manger communautaires, laquelle servait également de lieu de réunion et de réjouissance.

On y trouvait aussi une boulangerie et une blanchisserie, des étables et des granges ainsi qu’un grand nombre d’autres dépendances, construites en rondins. […] Au delà des bâtiments s’étendaient 2000 arpents de terres fertiles, dont 700 cultivés comprenant des bois, des prairies et des pâtures. Les icariens de l’Iowa possédaient 600 moutons, 140 vaches, principalement laitières, et faisaient pousser du maïs, du froment, des pommes de terre, du sorgho, des légumes et des petits fruits. Ils cultivaient aussi des vignobles et des vergers.

Tous les repas étaient pris en commun. De nombreuses activités ménagères, comme la blanchisserie, étaient pratiquées collectivement. Les soirées étaient égayées par des bals, des concerts et d’autres distractions, organisées ou spontanées. Le dimanche se tenait une sorte de service, qui comprenait une conférence, des chants de leur cru et la lecture de morceaux choisis des œuvres d’Etienne Cabet. »

Au fil des années, des changements s’étaient opérés dans l’économie de la colonie. À l’exception du grain et des autres grandes récoltes, le produit des parcelles individuelles associées aux logements familiaux avait fini par dominer la production alimentaire […].

Ce fut la vieille génération de révolutionnaires- les pionniers venus avec Cabet- qui réclama le maintien de cette entreprise sem-privée semi-collective. Les plus jeunes, surtout les réfugiés qui avaient fui la France après la Commune de Paris, exigèrent une communisation totale de la production. […]

Le groupe des plus anciens continua dans sa nouvelle communauté sur le mode qu’elle avait adopté depuis des années. Ils cultivaient des vergers et des vignes, travaillaient dur, mangeaient simplement, s’habillaient modestement- ils portèrent des sabots jusqu’à la fin.

Ils occupaient leurs loisirs à jouer de la musique et à assister à des conférences données par les membres. Ils faisaient aussi grand usage de leur bibliothèque, qui comptait plus de 1000 volumes, tous écrits en français.

En 1883, ils comptaient encore 34 membres. Ils vieillissaient. Leurs enfants étaient partis. Un par un, discrètement, ils s’en allèrent. »

Kenneth Rexroth, Le communalisme : les communautés affinitaires et dissidentes, des origines jusqu’au Xxe siècle, p.278-280

Critique et influence

     Marx et Engels, tout en reconnaissant l’apport de ces théories/projets en sont très critiques. Ils qualifient ces expériences et ces théories de socialismes « utopiques », dans le sens d’idéalistes, de non-révolutionnaires et donc d’irréalisables et potentiellement contre-productives pour un projet d’émancipation globale. En effet, pour eux, comme pour tout un pan du mouvement ouvrier alors en développement, l’émancipation des exploités n’est possible que par une révolution sociale d’ampleur et dans les luttes de classes, moteur de l’histoire. De plus, l’étude, la critique de la société et l’émancipation des prolétaires doit se baser sur une juste analyse des rapports sociaux.

« Leurs inventions personnelles doivent suppléer ce que le mouvement social ne produit point ; les conditions de l’émancipation prolétarienne, c’est l’histoire qui les donne, mais ils préfèrent les tirer de leur imagination ; à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, ils veulent substituer leur fiction d’une organisation de la société. En forgeant leurs plans, ils ont pourtant conscience de défendre avant tout l’intérêt de la classe la plus misérable, de la classe laborieuse. Et c’est sous ce seul aspect de la souffrance extrême que le prolétariat existe pour eux. »2

    Certains aspects de cette critique, qui influencera nombre de révolutionnaires et de marxistes orthodoxes, sont en soi pertinents. Premièrement, il est vrai que les théories propres aux utopies sociales du XIXe siècle (Saint-Simon, Fourier, Owen etc) n’envisagent pas toutes clairement l’établissement d’une société communiste, dans le sens d’une société où la propriété n’existe plus, où la division du travail et les classes sont abolies. Elles sont d’inspiration parfois moins radicales que certaines pensées qui naîtront dans le mouvement ouvrier.

    Deuxièmement, il est aussi vrai que sur le plan stratégique et tactique, la mise en œuvre de communautés plus ou moins radicales en tant que pratique pose aussi question lorsque l’on souhaite une émancipation collective et individuelle de l’état, du capitalisme et de tous les systèmes de domination. Notamment, les premiers projets d’utopie sociales et de communautés utopiques ont souvent pour objectif de convaincre par l’exemple de leur fonctionnement.

    Or, cette stratégie s’est avérée relativement inefficace pour mettre en branle des populations, notamment prolétaires, en prise avec des rapports de classe qui constituent leur place dans la société et déterminent leur degré d’exploitation et d’aliénation. L’exemple et l’expérience d’une communauté, si ils peuvent être bénéfiques au renforcement théorique et pratique d’un camp révolutionnaire, ne remplacent pas la lutte souvent nécessaire contre ce qui opprime. Lutte qui permet par ailleurs l’élaboration collective de rapports politiques, culturels, sociaux. Des rapports qui participent grandement d’un processus d’émancipation révolutionnaire.

     Dans la même idée, créer un îlot communautaire fonctionnant avec d’autres normes sociales que celles de la société capitaliste dominante ne protège pas le dit îlot de l’influence de ces normes et des pouvoirs qu’elles consacrent. Ainsi, son existence peut être assez fragile et remise en question par des contraintes matérielles, économiques, culturelles, sur lesquelles elle n’a pas assez ou peu de prise.

    En somme, cette stratégie et pratiques des communautés utopiques sociales, (et des communautés affinitaires plus actuelles) sont à mettre en regard de ce qui permet ou non la conquête de l’hégémonie politique et culturelle pour la victoire d’un mouvement radical et massif d’émancipation.

    Néanmoins, cette critique n’est pas exempte de manquements tant d’un point de vue historique que politique. Tout d’abord la critique de Marx et Engels a pour but de consacrer leur pensée comme héritière et supérieure aux pensées des socialistes dits utopiques. Engels et les marxistes attesteront même d’une opposition entre socialisme scientifique et utopique. Si nous ne nions pas les apports politiques des deux penseurs, comme par exemple leur critique matérialiste de l’aliénation ou de l’idéologie, nous ne nous faisons pas non plus d’illusion sur leur propre capacité à la mystification idéologique…

     Et, le socialisme scientifique est effectivement une mystification idéologique, qui sous couvert de vouloir poser « scientifiquement » une théorie révolutionnaire participe plutôt d’un travestissement du réel. Or, la réalité historique du mouvement ouvrier semble plutôt montrer que, même si il y a eu des phases d’élaboration théoriques, politiques et pratiques plus ou moins « successives » et concurrentes, il n’y a parfois pas eu de coupure si franche entre « révolutionnaires » et « utopistes », entre pratiques ou théories « révolutionnaires » et pratiques ou théories « utopiques ».

     Par exemple, comme on l’a vu plus haut, dès le début du XIXeme siècle, des révolutionnaires participent à l’élaboration de projets communautaires. C’est notamment le cas de la communauté icarienne de Corning où des réfugiés de la Commune viennent s’installer pour finalement scissionner et tenter d’établir une communauté qu’ils et elles considèrent comme plus radicale.

    On peut aussi prendre l’exemple des colonies libertaires de la fin du XIXe-début Xxe siècles en France ou en Amérique Latine3. Celles-ci sont souvent créées par des anarchistes dits individualistes notamment en France, l’anarchisme étant alors un courant important du mouvement ouvrier européen.

   Dans certaines de ces colonies, surtout composées d’enfants de prolétaires  :

« Il ne s’agit pas de réaliser ces expériences de vie en communauté d’après un plan précis et établi d’avance, à la façon des utopistes, mais de s’associer à quelques-uns pour tenter de vivre « en camaraderie », mieux qu’on ne le ferait seul, en modifiant et corrigeant le mode de fonctionnement du milieu de vie ainsi créé, au fur et à mesure des difficultés rencontrées, en tenant compte des aspirations des participants et de leurs limites, lesquelles peuvent évoluer au cours du temps. »

[…]

Il s’agit donc moins de former une cellule de l’humanité future, comme le voulaient les socialistes utopistes engagés au xixe siècle dans ce type de réalisations, que d’assurer immédiatement à ceux qui en tentent l’expérience une vie meilleure. »4

   Dans les deux cas, ces expériences (non contemporaines), impliquent donc des personnes qui font partie des classes exploitées et agissent dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire par divers moyens.

    Cela montre bien que ces différentiations théoriques et/ou pratiques ne jouent pas forcément de manière absolue chez des individus qui, durant ces périodes historiques, participent de cette élaboration collective et politique foisonnante que constitue le mouvement ouvrier. Leurs parcours de vie, politiques et militants sont alors parfois le fruit de diverses expérimentations pratiques (grèves, insurrections, communautés etc) conditionnées aussi par les épisodes de lutte de classes et politiques de l’époque.

    Cependant, malgré les tactiques, idéologies et pratiques diverses, un but quelque peu commun subsiste, celui d’une vie plus libre et plus riche, dégagée des contraintes capitalistes voire même de toutes les contraintes tout court.

Continuité et postérité ?

   L’expérience des communautés utopiques se poursuivra jusqu’à aujourd’hui de multiples manières. Par exemple, à partir des années 1960, de nouvelles communautés apparaissent aux Etats-Unis et en Europe. C’est le temps de la contre -culture, du renouveau des luttes prolétariennes et d’une puissante envie d’en finir avec le capitalisme triomphant.

   Leur existence traduit parfois, malgré un certain nombre de limites, une réelle volonté de subversion , de se doter de ses propres règles en opposition à des normes et rapports sociaux perçus comme aliénants.

   Sur le sujet des communautés aux USA, on conseille d’ailleurs l’écoute de l’épisode 3 de la série Voyage en utopie, intitulé Des puritains aux hippies : les communautés utopiques, de l’émission En attendant l’éco, dispo sur le site de France Culture. Le lien de l’épisode est ici.

Sources

 

+Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005. Dispo à la Bibli au rayon Sciences sociales : Philosophie

+Kenneth Rexroth, Le communalisme : les communautés affinitaires et dissidentes, des origines jusqu’au Xxe siècle. Dispo à la Bibli au rayon Luttes, Révoltes, Révolutions : Communautés utopiques.

+ Gilles Gourbin, La réception marxiste de Charles Fourier : l’héritage encombrant de l’utopie, Cahiers Charles Fourier n°26, 2015

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1670

+Anne Steiner, Vivre l’anarchie ici et maintenant, milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque, Cahiers d’Histoire, 2016,

https://journals.openedition.org/chrhc/5503

+Anthony Michel, Quelques expériences fouriéristes et libertaires latino-américaines, Cahiers Charles Fourier n°22,  2011

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article972

+Damien Rousselière, De l’utopie écrite à l’utopie pratiquée. Une réévaluation de la contribution des communautés icariennes de l’Iowa, Le Mouvement Social n° 275,  2021

https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2021-2-page-13.htm?ref=doi#re125no125

Notes

 

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.146

2 Karl Marx, Le Manifeste communiste, OC, I, p. 191 dans Gilles Gourbin, La réception marxiste de Charles Fourier : l’héritage encombrant de l’utopie, Cahiers Charles Fourier n°26, 2015

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1670

3 Anne Steiner, Vivre l’anarchie ici et maintenant, milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque, Cahiers d’Histoire, 2016,

https://journals.openedition.org/chrhc/5503

Anthony Michel, Quelques expériences fouriéristes et libertaires latino-américaines, Cahiers Charles Fourier, n°22, 2011

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article972

4 Anne Steiner, Vivre l’anarchie ici et maintenant, milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque, Cahiers d’Histoire, 2016,

https://journals.openedition.org/chrhc/5503