B-Naissance de l’utopie : L’Utopie de Thomas More

Contexte

  Le début de l’époque moderne (XIVe-XVIe siècles) est marqué par plusieurs changements majeurs dans l’ordre féodal européen. Durant cette période le pouvoir politique et économique des villes croît et par là même le pouvoir d’une certaine bourgeoisie marchande alors en plein développement au détriment de la noblesse et du clergé.

   De plus, c’est une période d’innovation et d’expansion maritime pour les puissances européennes. Celle-ci est marquée par la découverte au XVe siècle d’un « Nouveau monde » : l’Amérique. C’est le début de l’expansion coloniale occidentale et d’une concurrence féroce entre états et empires pour l’hégémonie sur ces nouvelles conquêtes et marchés potentiels.

   Au XVIe siècle commence aussi le mouvement de la réforme protestante qui met à mal le pouvoir temporel et spirituel de l’Eglise catholique. La Réforme protestante accompagne alors diverses luttes sociales et politiques.

   Enfin, cette période est aussi celle de La Renaissance (XIVe-XVIIe siècles), un moment de véritable renouvellement scientifique, artistique et philosophique. C’est la période de l’humanisme qui prônent une certaine idée de la liberté et de la tolérance.

   L’invention de l’utopie en tant que genre littéraire, réflexion et expression politique-philosophique est lié à ce contexte de changements politiques, économiques, scientifique et philosophique.

   En 1516 paraît l’Utopie, ouvrage écrit par Thomas More, intellectuel et homme politique anglais. Cette date marque l’acte de naissance officielle de l’utopie moderne. Dans cet oeuvre le penseur humaniste décrit une société idéale fictive, sur une terre inconnue et inexistante l’île d’Utopia. D’emblée, le texte se pose comme une critique de la société de son temps et notamment du système des enclosures :

« Vos moutons, dis-je, qui avaient coutume d’être si doux et de se contenter de peu, maintenant (à ce qu’ont dit sont si gourmands et méchants qu’ils dévorent même les hommes et gâtent les champs, les maisons et les villes. […] »

« les gentilshommes […] ne se contentent point du revenu et des fruits annuels que leurs terres avaient coutume de générer pour leurs aieux ; aussi ne leur suffit-il pas de vivre grassement sans rien faire et de n’apporter au bien public aucune utilité : Ils nuisent, car ils ne laissent aucune terre pour être labourée, ils enclosent tout en pâturages, démolissent les maisons, ruinent les villes et bourgardes, ne laissant que les églises pour servir d’étables aux moutons. »1

« Par quoi il advient que certains laboureurs, circonvenus par des tromperies ou opprimés par la violence, ou lassés par des injures, sont dépouillés et dénués de leurs terres, ou sont contraints de les vendre afin qu’un avaricieux qui n’a jamais suffisance, et qui est une peste en son pays , augmente son territoire et en un circuit enclose quelques milliers d’arpents de terre. »2

« les paysans qui ont été chassés, en sont réduits au banditisme pour survivre. La propriété privée engendre la pauvreté des plus faibles, qui entraîne la délinquance »3

   En outre, cette charge critique est renforcée par la description d’une société «idéale» censée être l’opposée du régime conspué. Tous les éléments qui constituent une société y sont décrits : famille, ville, institutions politiques et judiciaires, rapports de production, idéologies/religions etc.

Travail et propriété en Utopie

« Ce régime politique est fondé sur l’égalité économique de tous car le gouvernement ne doit pas être une conspiration des riches contre les pauvres . Lors d’une révolution, les propriétaires fonciers ont été dépossédés au profit de la collectivité »4

« Hommes et femmes indifféremment se mêlent du labourage, et il n’y a personne qui n’y participe. Tous et toutes dès leur enfance y sont instruits […] Outre l’agriculture (qui est comme j’ai dit commune à tous), chacun apprend quelque autre art pour être le sien propre. »5

    A noter que, malgré cette activité agricole commune, et bien que les femmes apprennent aussi des métiers, il y a une division sexuelle des tâches dans la société utopienne :

« Mais de ces autres métiers que j’ai nommés, chacun en apprend un, et non pas les hommes seulement mais aussi les femmes, ; comme elles sont plus faibles que les hommes, elles s’appliquent à des choses plus légères, comme à draper et faire les toiles : aux hommes est donnée la charges des travaux plus pénibles. »6

     La société utopienne de More est en effet une société patriarcale que ce soit au niveau de la répartition des tâches et de l’organisation du travail que de la structure familiale. En effet, la cellule de base de cette société imaginaire est une famille patriarcale comprenant parents, grands-parents et familles des fils mariés.

La richesse et l’argent du point de vue Utopien

« Ainsi donc lesdits Utopiens n’usent aucunement de monnaie […] leurs pots à uriner et autres vaisseaux qui servent à choses immondes sont d’or et d’argent ; pareillement les chaînes et gros fers, par lesquels sont détenus et liés leurs criminels, qu’ils appellent serfs sont de cette même matière »7

« O combien de telles sortes de gens sont pourtant éloignés de la félicité de la République des Utopiens ! En banissant de celle-ci tout usage de l’argent, et partant toute avidité, quelle infinité d’ennuis n’en a-t-on pas retranchée ! Quelle semence de vices n’a t-on pas éradiquée! Qui est celui qui ignore que si l’argent était aboli, avec lui seraient anéantis les fraudes, larcins, rapines, procès, tumultes, noises, séditions, meurtres, trahisons et empoisonnements […] Mais croyez bien que si l’argent était aboli en tout lieu, la pauvreté serait soudain diminuée. »8

   On retrouve aussi dans l’oeuvre de More un autre aspect caractéristique des futurs utopies modernes, celui d’une société « harmonieuse » qui s’incarne parfois par une certaine uniformisation de la vie quotidienne et des individus :

« Le collectivisme généralisé touche le domaine privé, voire intime. Les maisons sont toutes semblables, leurs portes restent ouvertes en permanence, leurs fenêtres n’ont pas de rideaux. Nul n’a donc de secret envers les autres. Même l’expérience du bonheur n’est plus individualisée : elle ressortit à la collectivité. »9

    Ainsi More pose les bases d’un modèle littéraire et politique qui fera des émules jusqu’à nos jours. L’ouvrage marque aussi une rupture par rapport aux critiques et aux «pré-utopies» des sociétés antiques-médiévales. En effet, dans l’Utopie, la critique de la société, la volonté et la possibilité de la transformer, ne sont plus d’inspiration religieuse mais essentiellement humaines et politiques car :

« More envisage l’existence du mal non plus uniquement dans son rapport au péché originel, mais sur le plan de la causalité sociale. Il résulte de cette position qu’il n’est plus besoin de l’intervention de la providence divine, ni même de l’hypothèse d’une nature humaine généreuse, pour espérer qu’une société idéale se réalise un jour. »10

Notes :

 

1 Thomas More, L’utopie, Gallimard, Livre I, p.64

2Thomas More, L’utopie, Gallimard, Livre I, p.65

3 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.81

4 Idem, p.82

5 Thomas More, L’utopie, Gallimard, Livre II, p.115-116

6Idem, Livre II, p. 116

7 Idem, Livre II, p.135-136

8 Idem, Livre II, p. 214-215

9 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.84

10 Idem, p.81-82

Sources :

Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005. Dispo à la Bibli au rayon Sciences-Socialces : Philosophie

Thomas More, L’utopie, Gallimard, édition de 2012, première parution : 1516; Dispo au rayon Sciences-Socialces : Philosophie