Enragés et curés rouges en 1793, Maurice Dommanget // Le curé rouge, Dominic Rousseau

Maurice Dommanget, Enragés et curés rouges en 1793: Jacques Roux Pierre Dolivier, Spartacus, 1993, 172 p. Dispo au rayon Luttes-Révoltes-Révolutions : France

 

 

Dominic Rousseau, Le curé rouge: Vie et mort de Jacques Roux, Spartacus, 2013, 220 p. Dispo au rayon Luttes, Révoltes, Révolutions : France

1) Présentation et résumés

 Ces bouquins, écrits par Dominic Rousseau et Maurice Dommanget, sont des biographies centrées sur deux acteurs de la révolution française : Jacques Roux (1752-1794) et Pierre Dolivier (1746-1830). Tous les deux prêtres, figures des courants les plus radicaux de la révolution, ils font partie du groupe des « curés rouges », appellation développée à posteriori, surtout par l’historiographie plus ou moins socialiste et révolutionnaire des XIXe et XXe siècles.

Mais, quelle réalité recouvre ce terme de « curés rouges »? Cette expression est peu connue et plutôt antinomique au premier abord. En particulier quant on pense au rôle contre-émancipateur de la religion et des différents clergés dans l’histoire humaine. D’emblée, comme l’exprime Dominic Rousseau, on peut dire que la définition de ce « groupe » socio-politique est plutôt complexe et anachronique. En effet, rien que le terme « rouge » pose question, cette couleur est symboliquement associée aux révolutions et au socialisme du XIXe siècle, mais pas ou peu à la révolution française. On peut tout de même définir quelques aspects de ce groupe en citant les travaux des historiens. Pour Serge Bianchi, dès 1789, on compte environ 2500 de ces membres du clergé, ils sont en contact avec des sociétés populaires1 et adhèrent à la révolution dont ils estiment les principes en adéquation avec leurs idéaux humanistes. Plus tard, en l’an II de la République (1793-1794)2, ils abdiquent, rompent avec l’Eglise et font preuve d’un anticléricalisme virulent. Quant à Maurice Dommanget, l’auteur de l’un des deux ouvrages, il présente les prêtres rouges comme des hommes majoritairement jeunes lors de l’éclatement révolutionnaire. Des hommes d’action plus que de « réflexion »0 qui souhaitent une révolution pour les plus pauvres, les moins biens lotis de la société. On peut aussi dire que l’on trouve majoritairement ces prêtres dans les plaines agricoles du grand bassin parisien et qu’ils luttent souvent au côté des paysans.

En fait, l’existence de ces « prêtres rouges » s’explique en partie par le contexte social et culturel de la société d’Ancien-régime. Tout d’abord, les idées chrétiennes, plus ou moins teintées d’un certain égalitarisme, peuvent être source de réflexion vis à vis de l’organisation de la société et le ferment de valeurs sociales profondes. De plus, certains membres du clergé, ayant un certain niveau d’éducation, sont aussi sensibles aux idées nouvelles des Lumières. Porteuses d’un certain rationalisme et matérialisme, ces idées remettent en question le rôle de la religion, l’organisation de la société d’ancien régime. Elles souhaitent un nouvel transformer et interpréter différemment le monde humain et « naturel » en général.

Ensuite, le clergé, qui constitue l’un des trois ordres de la société, n’est pas un bloc socialement homogène. Il y a de nombreuses différences entre ses membres et notamment entre ce qu’on appelle le haut-clergé (dont les membres sont souvent issus ou liés à la noblesse) et le bas-clergé. Les conditions de vie de ces deux catégories sociales sont, en effet, loin d’être comparables… Qui plus est, certains membres du bas-clergé, comme les curés de campagnes, sont répartis dans tout le royaume et sont souvent en contact avec les couches les plus pauvres de la population, notamment la paysannerie. Ils sont alors au première loge en tant qu’observateurs de la vie paysanne et connaissent très bien l’exploitation et les injustices qui frappent les paysans dont ils sont parfois socialement plus proches.

En conséquence, en partie parce qu’ils sont issus d’un milieu rural, certains prêtres n’hésitent pas à porter les positons parmi les plus radicales lors de la révolution française, par exemple sur la question de la propriété agraire. C’est le cas de Pierre Dolivier, curé de Mauchamps de 1784 à 1793-94, qui fait preuve d’idées égalitaristes très agrariennes. Ce dernier, dans son Essai sur la justice primitive publié en juillet 1793, critique la propriété et estime qu’elle doit être limitée. Il s’oppose à la concentration des terres entre quelques mains et pense que la propriété foncière ne doit pas être transmise par héritage mais gérer par les communes. Il se dresse donc contre l’un des piliers du système féodal. Il souligne aussi l’hypocrisie de l’égalité et de la liberté juridique quand il n’y a pas d’égalité de fait, on pourrait dire d’égalité sociale. Toutes ces positions lui vaudront d’ailleurs d’être remarqué par Gracchus Babeuf. Celui-ci a d’ailleurs une pensée pour lui dans son projet de conjuration des égaux devant mettre à bas la première des républiques bourgeoises en France3.

Jacques Roux, quant à lui, est surtout connu pour son expérience parisienne et pour avoir été l’un des chefs de file de ce qu’on a appelé Les Enragés4, l’une des « tendances » parmi les plus radicales de la Révolution. Plus agitateur, que théoricien, Roux dénonce les conditions de vie misérables des plus pauvres auxquelles la révolution n’a pas changer grand chose. En parallèle, il s’attaque, à travers ses écrits, ses prêches et ses prises de parole dans diverses assemblées de clubs et de quartiers, aux « accapareurs » et aux « agioteurs »5. Il les juge en effet responsables de la misère du peuple. Plus que des problèmes de production et de propriété, il critique davantage les problèmes de répartition et de subsistances.

Bien qu’il ne fait pas partie des leaders sans-culottes, ses prises se position auront de l’influence dans la sans-culotterie parisienne et parmi les basses classes de la capitale. D’ailleurs, il encourage souvent l’action des sections6 et l’action directe que ce soit lors de pillages ou d’émeutes. Ainsi, son égalitarisme se teinte aussi d’un certain antiparlementarisme. Ses critiques, il les formule devant la convention nationale, dans un texte passé à la postérité sous le nom de Manifeste des Enragés. Ce texte remet en cause la constitution de l’an I alors adoptée qu’il n’estime pas assez sociale. Il y critique l’action des parlementaires, perçue comme insuffisante pour réaliser le bonheur du peuple. Tout comme Dolivier, il dénonce l’égalité juridique qui n’est qu’illusion sans égalité de fait…

Cette intervention amorce sa chute. Les Montagnards-jacobins, considérés comme l’aile gauche de la convention et longtemps comme les alliés des sans-culottes radicaux, ne lui pardonnent pas sa critique et son agitation extrémistes. Ces derniers la jugent contre-productive, faisant le jeu de la contre-révolution car opposant les intérêts du peuple et de ses représentants qui siègent à la convention et aux Comités. C’est-à-dire les montagnards comme Robespierre ou Marat.

Dès lors, les Enragés, n’ayant cessé de réclamer la Terreur contre les « accapareurs », les aristocrates et les nouveaux nantis de la révolution, en sont parmi les premières victimes… Arrêté en août puis en septembre 1793, Jacques Roux se suicide en février 1794 pour éviter un procès au tribunal révolutionnaire qu’il sait perdu d’avance. En parallèle, les autres Enragés sont aussi réprimés ou abandonnent la lutte sous la pression. Par conséquent, un des premiers courant radical issue de la révolution est étouffé par une partie des jacobins, qui s’estimaient eux-même être les défenseurs les plus hardis de l’égalité. Valeur et concept encore nouveau qu’on a alors grand peine à théoriser et encore moins à mettre en pratique.

2) Intérêts et « limites »

Ces deux bouquins ont bien des mérites et aussi quelques faiblesses. Au niveau des « faiblesses », on peut parler du genre biographique qui n’est jamais facile et n’est pas du goût de tout le monde. Ce type d’écrit induit souvent un style un peu « romancé » et donc forcément variable en fonction des « capacités » littéraires de l’auteur. De même, les plus pointilleux jugent souvent la biographie forcément « partiale » et pas très carré au niveau de la méthode. Pour ce qui est du bouquin de Rousseau on peut trouver un peu de ces défauts. Il n’en reste pas moins que la lecture en est plutôt agréable et que l’auteur ne se contente pas de nous décrire les péripéties de la vie de Jacques Roux mais convoque à plusieurs reprises l’analyse de divers historiens. Pour ce qui est de l’ouvrage de Dommanget, il s’agit d’une compilation de deux notices biographiques. Le bouquin dispose aussi d’annexes qui complètent bien l’ensemble pour la compréhension du sujet. De plus, il n’est pas toujours tendre avec ses personnages ce qui est toujours plaisant! Le seul hic est que l’auteur, de tradition syndicaliste et communiste, qualifie parfois de plus ou moins socialiste la pensée de Roux. Or il fait ici preuve d’anachronisme puisque le socialisme vient après et n’est certainement pas théorisé et conceptualisé par les acteurs dont il est question.

Au niveau des mérites maintenant. Premièrement, réaliser des travaux et ouvrages sur les curés rouges et les Enragés, est déjà une qualité en soi car ils sont relativement peu connus. De même, ce taf permet de mieux appréhender la position sociale et le rôle d’une partie du clergé à l’aube et durant la révolution. Tout cela permet d’enrichir les productions et les connaissances sur ce moment fondateur de nos sociétés modernes qu’est la révolution française. Révolution dont l’état français actuel entretient toujours le mythe, factice et orienté, que ce soit via les programmes scolaires, ses symboles, son idéologie etc, compliquant ainsi une lecture potentiellement émancipatrice de certaines séquences révolutionnaires.

Cela montre aussi, que loin de n’être qu’une révolution bourgeoise (ce qu’elle a certes été dans sa finalité), la révolution française est pétrie de contradictions. Des contradictions qui ne se résument d’ailleurs pas, comme il est parfois présenté, à l’affrontement entre la « liberté » et « l’égalité » que ce soit sur le plan de l’abstraction théorique/politique comme de la conduite des événements. Durant cette séquence historique, il y a eu plusieurs visions de la liberté, plusieurs visions de l’égalité, comme de leurs relations, qui se sont confrontées . De même il y a eu plusieurs manières d’envisager la pratique du pouvoir qui se sont concurrencées et affrontées.

Enfin, au niveau politique et partisan, ce taf permet de découvrir les pensées égalitaires de certains « prêtres rouges » et des Enragés. De même, il permet d’en apprendre plus sur l’une des séquences les plus radicales de la révolution. Ces pratiques et ces pensées annoncent d’une certaine manière Babeuf et les prémices des mouvements communistes, anarchistes et socialistes modernes. Ces luttes s’inscrivent donc totalement dans le combat des dépossédés pour leur émancipation puisqu’elles préfigurent en partie une des principales expressions de ces luttes au XIXe puis Xxe siècles, à savoir le mouvement ouvrier révolutionnaire dans toutes ces tendances, de la plus réformiste à la plus subversive.

1 Plusieurs appellations désignent ces associations de citoyens: clubs, sociétés populaires, sociétés patrioques etc.

Pour une définition plus précise, copié-collé d’une émission de France culture:

En 1789, alors que la France entre en Révolution, une nouvelle forme de sociabilité émerge. En un an, une vingtaine de clubs politiques ou autres sociétés patriotiques s’organisent autour des affinités politiques de leurs membres : Société des amis de la Constitution – futur Club des Jacobins -, Cercle social, club des Cordeliers« À partir de l’été 1789 naît quelque chose de tout à fait nouveau, ‘les révolutions municipales’, c’est-à-dire des comités différents des municipalités, qui s’appuient sur les assemblées de (leurs) électeurs pour les états généraux. Ils créent ces groupes de réflexion qui deviennent des clubs. Il y en a partout, de toutes les opinions possibles et imaginables, pas seulement des clubs patriotes, ce qu’on appelle traditionnellement révolutionnaires, mais aussi des clubs hostiles aux réformes, qui seront des clubs contre-révolutionnaires », décrit l’historien Jean-Clément Martin.

Dès 1790, les sociétés parisiennes et en particulier le club des Jacobins essaiment à travers le territoire. Les sociétés autonomes ou affiliées à une société mère se multiplient et constituent un réseau de relais politiques locaux qui œuvrent à l’information des citoyens et à leur formation politique. Des comités de surveillance locaux apparaissent pour défendre la Révolution.

« En 1791, la loi Le Chapelier interdit de garder les clubs et organisations. Il y a ce creux d’un an ou deux, où la vie politique locale est un peu muselée », explique Jean-Clément Martin. « Ça reprend en 1793 avec la Convention qui a besoin de toutes ces sociétés qu’on appelle ‘populaires’ puis le virage du printemps de 1794, quand Saint-Just estime que les militants des clubs ne sont là que pour le pouvoir. C’est la fin programmée des sociétés populaires, le contrôle complet par le gouvernement, l’État, la Convention. »

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/clubs-et-societes-populaires-la-revolution-prend-parti-2564195

2 Le calendrier républicain fut mis en oeuvre durant la révolution. Il entre en vigueur le 6 octobre 1793 (15 vendémiaire an II) et commence le 22 septembre 1792 ( 1er vandémiaire an I), le lendemain de l’abolition de la monarchie. Il remplace le calendrier grégorien (notre actuel calendrier), se veut universel et doit marquer une rupture avec le christianisme et la monarchie. L’année est découpée en 12 mois de trente jours (360 jours) auquel on rajoute 5 ou 6 jours à la fin de l’année afin de faire correspondre le début de l’année suivante avec l’équinoxe d’automne au méridien de Paris. Le découpage des mois en semaine n’est pas conservée, chaque mois est découpé en décades de 10 jours. Le nom des mois s’inspirent des saisons et des activités agricoles qui leur sont liées. Les saints et martyrs correspondants aux jours sont aussi supprimés et remplacés par des mots évoquant la nature et les activités rurales (des animaux, des plantes, des arbres, des fruits ou des outils agricoles etc).

3 Gracchus Babeuf (1760-1797) est un révolutionnaire français. Entré à la commission des Subsistances de Paris en 1793, il soutient d’abord les jacobins et les montagnards contre les girondins tout en étant partisan des revendications sans-culottes. Il est surtout connu pour être l’un des chefs de l’opposition radicale sous le Directoire après la chute des Enragés, des hébertistes puis des robespierristes. Il organise avec plusieurs de ses camarades une conjuration dites des égaux en 1796 dont le but est le renversement du régime dit du Directoire (un régime libéral qui souhaite en finir avec le processus révolutionnaire) pour continuer la révolution. Pour ses partisans, la révolution doit aboutir à la mise en commun des terres et des moyens de production pour réaliser une égalité réelle. La conjuration est un échec et Babeuf, arrêté en 1796, est guillotiné en 1797. Par ses idées, son analyse et ses pratiques, il est considéré comme l’un des précurseurs du socialisme et du communisme.

4 Les Enragés sont des agitateurs radicaux ayant émergés en 1793. Porteurs de critiques radicales contre les riches, dénonçant les conditions de vies des basses-classes de la capitale, ils agissent de concert avec certains sans-culottes pour porter leurs revendications. Ils n’hésitent pas à encourager et/ou cautioner les soulèvements populaires contre la vie chère comme les émeutes, les pillages, l’action directe des sections sans-culottes. Partisans d’une forme de démocratie directe, ils sont souvent méfiants envers les représentants du peuple, les divers députés et administrations nés du processus révolutionnaire. Ils souhaitent donc que s’exerce un contrôle fort de la part des citoyens sur les institutions et les délégués. Nombre de montagnards et jacobins, s’estimant les représentants légitimes du peuple, souvent porteurs d’un égalitarisme plus modéré, ont vu en eux des concurrents et des agitateurs potentiellement dangereux. Ainsi, ils s’attèlent à les réprimer dès septembre 1793 avec l’arrestation de Jacques Roux. Les Hébertistes, ayant parfois des liens avec les Enragés et considérés comme leurs successeurs en tant que porte-voie d’une révolution radicale, seront à leur tour réprimés par la république montagnarde. Par ailleurs, on donne parfois une description réductrice des Enragés, le terme désignant souvent quelques agitateurs et personnalités ayant plus ou moins de liens entre eux comme Claire Lacombe, Jacques Roux, Jean-françois Varlet, Jean-Théophile Leclerc. Cependant, comme le rappelle Dominic Rousseau qui cite Claude Guillon et Walter Markov (spécialistes des enragés), il est établi que les « Enragés ne se réduisaient pas à trois agitateurs et une agitatrice, mais constituaient la majorité de certaines sections parisiennes » (Claude Guillon, Notre patience est à bout, éditions IMHO, 2009, p.22). Mais il n’en reste pas moins qu’on ne peut pas parler de faction ou de parti à proprement parler concernant ce groupe. Il s’agit plus de personnes partageant des idées et des pratiques communes qui n’ont pas réellement d’unité d’action. On peut aussi noter leurs liens avec la Société des républicaines révolutionnaires, un groupe révolutionnaire féminin porteurs de revendications sociales et féministes radicales pour l’époque. D’ailleurs Jacques Roux lui même est partisan d’une participation massive des femmes aux luttes sociales et politiques. Il y voit un facteur déterminant pour la victoire d’une révolte populaire.

5 Spéculateurs

6 Les sections révolutionnaires sont prmeièrement des subdivisions territoriales de la ville de Paris nées de la révolution. Ne devant à la base se cantonner qu’à un rôle administratif et électoral, elles s’impliquent pourtant dans la politique et acquièrent même un certain pouvoir municipal. Chaque section disposait notamment d’un comité civil, d’un comité révolutionnaire et d’une force armée. Elles jouent aussi un rôle de premier plan lors des journées insurrectionnelles qui rythment et radicalent la révolution. Pour plus d’infos https://fr.wikipedia.org/wiki/Section_r%C3%A9volutionnaire_de_Paris, article dont cette note est tirée.