Naissance de l’utopie partie II : Les Lumières

Contexte idéologique, économique et social

 

   Durant les XVIIe et XVIIIe siècles les puissances européennes continuent de s’affronter, d’étendre leurs empires commerciaux et coloniaux. Les états modernes, prémices des états-nations, commencent à prendre forme. La puissance de la noblesse et du clergé décroît de plus en plus au profit d’une partie du Tiers-états : les marchands, les administrateurs ( sorte d’ancêtres des fonctionnaires), les petits-bourgeois.

   Cette période est aussi marqué par trois révolutions majeures : les révolutions anglaises du XVIIe siècle. La révolution américaine de 1765-1783 de et la révolution française de 1789. Celles- ci produisent un bouleversement sans précédent de l’ordre politique et social occidental voire mondial. Elles consacrent le pouvoir de la bourgeoisie marchande et annonce les débuts de l’hégémonie capitaliste.

   Les sciences et techniques continuent aussi de se développer. On en est au début de l’industrie et du machinisme, techniques de production propres au capitalisme naissant, avec notamment la révolution industrielle anglaise de la fin du XVIIIe siècle.

   Les deux siècles sont également marqués par l’émergence d’un courant philosophique : Les Lumières. Dans les grandes lignes, les penseurs des Lumières sont universalistes et souhaitent le bonheur du genre humain. Leurs idéaux et leurs valeurs se basent sur le principe de Raison. La rationalité, tant scientifique que politique-philosophique doit être la base d’une pensée solide qui désire analyser et transformer le monde humain et physique/naturel.

En outre :

«  Peu après le milieu du XVIIIe siècle est en effet apparue la notion de progrès qui entraîne une modification profonde des perspectives temporelles : la durée n’est plus perçue comme une succession de cycles, mais comme une continuité. […]des causes générales provoquent un enchaînement nécessaire d’événements qui de doivent rien à la volonté divine . L’esprit philosophique repose ainsi sur l’idée d’un progrès continu de l’Histoire et sur la conviction de la bonté fondamentale de l’être humain ».1

    Partant de ces présupposés, le mouvement philosophique des Lumières va participer à la critique plus ou moins radicale des institutions, pensées et valeurs de son temps : le cléricalisme, la religion, l’absolutisme, la féodalité etc.

   Le genre utopique a là un terreau très fertile. « Par son foisonnement, par le nombre des textes et par la diversité des thèmes, le XVIIIe siècle est « le siècle classique des utopies » » 2. Elles poursuivent leur rôle de critiques, de satyres sociales voire de projets de société plus ou moins idéales.

Inspiration, réactualisation, innovation

 

   Dans le même temps, les philosophes éclairés développent les canons et caractéristiques posés par l’œuvre de More et inventent (ou réinventent) des formes et thèmes qui servent encore de modèle à la réflexion utopique et radicale aujourd’hui ; et cela aussi bien dans leurs œuvres fictionnelles que dans des ouvrages faisant office davantage de programmes ou de traités politiques.

   Tout d’abord, les utopies des Lumières réactualisent les vieux mythes d’un monde plus désirable. Notamment le mythe gréco-latin de l’âge d’or sert encore largement d’inspiration aux penseurs éclairées. Par exemple, dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon (écrit vers 1692, publié en 1699) :

« La Bétique (VII) est une utopie régressive, en dehors de l’histoire, une société sans chef et sans modèle puisque sans fondateur identifié […] La terre est commune aux habitants, qui « sont tous libres et égaux ». « Ils sont presque tous bergers et laboureurs » et « n’ont appris la sagesse qu’en étudiant la simple nature ». […] Luxe et monnaie sont ignorés ; les richesses demeurent inexploitées ; il n’y a ni corruption ni esclavage possible. […] La Bétique réinvente l’âge d’or. » 3

   Dans la continuité de ce mythe antique de l’âge d’or, nombre de philosophes des Lumières ont d’ailleurs une réflexion sur  « l’état de nature » des êtres humains . Ils caractérisent cet « état » comme une sorte d’état mythique de l’humanité, préexistant à la société, et où les rapports entre les individus et avec leur environnement étaient harmonieux et égalitaires.

   De plus, « La réflexion autour d’un mythique état de nature suscite la vogue de l’indigénisme » 4 ou du mythe du bon sauvage. Par exemple, « Chez Voltaire, celle-ci sert de moyen pour dénoncer la misère et l’injustice, la morgue et l’obscurantisme de la civilisation européenne. »5

    L’indigénisme est aussi lié, tout comme à l’époque de More , aux voyages, aux découvertes permises par le développement du commerce mondial européen et de la colonisation. Les récits de voyage sont alors encore plus nombreux qu’aux époques précédentes, ils nourrissent les fantasmes et ces mythes de l’état de nature ou du bon sauvage6.

   Comme le note Roger-Michel Allemand :

« La représentation d’une humanité primitive relève d’un parti pris contre le luxe et les faux besoins d’une société surtout préoccupée de s’enrichir sur le plan matériel. » 7

    D’ailleurs, ce mythe d’un état naturel de l’humanité inspire aussi les œuvres les plus radicales qui envisagent clairement une nouvelle organisation sociale. On le retrouve dans les œuvres de Etienne Gabriel Morelly (1717- 1778-82?), l’un des précurseurs du socialisme et du communisme.Son ouvrage Code de la nature (1755), véritable traité politique, pose les principes d’un nouveau monde où la propriété a été abolie:

« Rien dans la société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs ou son travail journalier […] » .8

« Ce traité philosophique part du principe que « le progrès est la loi générale de la nature » […] Paradoxalement, il énonce que la loi du progrès consiste à revenir à l’amour et à l’affection que se portaient réciproquement les premiers hommes. »9

   Enfin, au XVIIIe siècle, le cadre des utopies littéraires et fictionnelles ne se restreint plus seulement à un ailleurs imaginaire ou géographique. En effet, certains auteurs commencent à projeter leurs désirs présents dans un futur plus ou moins proche. Ainsi, naît le roman d’anticipation avec des œuvres comme l’An 2440, rêve si il n’en fut jamais (1771) de Louis Sébastien Mercier .

   Dans cet ouvrage l’auteur décrit les nouvelles mœurs de la société française, il s’intéresse notamment aux institutions judiciaires et remet en question une justice basée sur le châtiment et la punition, et qui ne s’applique qu’en faveur des riches au détriment des plus pauvres.

Bâtir la cité idéale

 

    Au XVIIIe siècle, l’utopie des Lumières inspire aussi les architectes. Des cités nouvelles doivent refléter et permettre une meilleure organisation sociale. Les valeurs de liberté, d’égalité, de bonheur, de Raison etc, sont censées s’incarner dans l’architecture des bâtiments et la conception des cités.

   L’architecte Claude-Nicolas Ledoux, imagine notamment la ville idéale de Chaux qui ne sera finalement jamais construite. Cette ville, au delà d’être fonctionnelle, devait aussi être l’écho et le moteur de rapports sociaux plus égalitaires :

« Pour la première fois on verra sur la même échelle la magnificence de la guinguette et du palais. »10

Une partie des projets, croquis , plans et images de la cité de Chaux ainsi que des dossiers sur Ledoux et son oeuvre sont dispos ici sur le site passerelles-essentiels de la BNF, dédié à l’histoire de la construction et aux métiers du bâtiment et des travaux publiques:

   On voit donc que l’utopie, en tant que critique, désir et imaginaire, ne se contente pas de littérature ou de philosophie mais investit nombre d’espace. Or, la ville est un espace très concret en tant que produit et partie de l’organisation sociale des êtres humains.

   La ville (qui est le produit historique des systèmes marchands, étatiques et religieux) c’est l’espace où relations de pouvoir, économiques et besoins se matérialisent et s’entremêlent. Imaginer sa transformation c’est donc déjà en partie imaginer concrètement la transformation de toute la société.

Extraits choisis

 

L’Âge d’or revisité par un ancêtre du communisme au XVIIIe siècle

« Ce séjour fortuné étoit la demeure d’un Peuple que l’innocence de ses mœurs rendoit digne de cette riche possession : l’impitoyable Propriété, mère de tous les crimes qui inondent le reste du Monde, leur étoit inconnue : ils regardoient la Terre commune qui présente indistinctement le sein à celui de ses enfants qui se sent pressé de la faim : tous se croyoient obligés de contribuer à la rendre fertile ; 

mais personne ne disoit, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le laboureur voyoit d’un œil tranquile, un autre moissonner ce qu’il avoit ensemencé, et trouvoit dans une autre contrée de quoi satisfaire abondamment à ses besoins. 

Tous s’empressent point l’ouvrir ; chacun y puise, selon ses besoins, sans s’inquitéter si un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leur soif à une source, ne portent point d’envie à qui, pressé d’une ardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cette liqueur rafraichissante.

Veut-on élargir les bords de cette sources précieuse ? Plusieurs bras réunis l’exécutent sans peine, & leur travail est libéralement récompensé : il en est de même des dons de la Nature. Telles étoient les premières maximes de cette Société heureuse : nul ne se croyoit dispensé d’un travail que le concert & l’unanimité rendoient amusant & facile. »

Etienne Gabriel Morelly, Le Naufrage des isles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai,, « poème héroïque traduit de l’indien par Mr**** », 1753

Justice et peine capitale dans le Paris du XXVe siècle

 

« Je vis la même date 2440 fidèlement empreinte sur tous les papiers publics. Tout étoit changé. Tous ces quartiers qui m’étoient si connus, se présentoient à moi sous une forme différente et récemment embellie.

« Je demandai à l’un d’eux pourquoi on sonnoit ces cloches funebres & quel accident étoit arrivé ?

Un des plus terribles, me répondit-il en gémissant. Notre justice est forcée de condamner aujourd’hui un de nos concitoyens à perdre la vie, dont il s’est rendu indigne en trempant une main homicide dans le sang de son frère. Il y a plus de trente ans que le soleil n’a éclairé un semblable forfait : il faut qu’il s’expie avant la fin du jour. […]

Le coupable, loin d’être traîné d’une manière qui donne à la justice un air bas & ignoble ne sera pas même enchaîné. Eh ! Pourquoi ses mains seroient-elles chargées de fers, lorsqu’il se livre volontairement à la mort ! La Justice a bien le droit de le condamner à perdre la vie, mais elle n’a pas le droit de lui imprimer la marque de l’esclavage.  […]

Après que le chef du Sénat eut achevé la lecture, il tendit la main au criminel & daigna le relever, en lui disant :

«  il ne vous reste plus qu’à mourir avec fermeté, pour obtenir votre pardon de Dieu et des hommes. Il vous est encore permis de choisir : si vous voulez vivre, vous vivrez, mais dans l’opprobre et chargé de notre indignation. […] Soyez équitables envers la société, & jugez-vous vous-même ! »

Le criminel fit un signe de tête, par lequel il signifioit qu’il se jugeoit digne de mort. […] Il cessa d’être traité en coupable.

On releva le corps de l’infortuné ; son crime étant pleinement expié par la mort,il rentrait dans la classe des citoyens […] Tout attendri, tout pénétré, je disois à mon voisin : Ô ! Que l’humanité est respectée parmi vous ! La mort d’un citoyen est un deuil universel pour la patrie !

C’est que nos loix me répondit-il, sont sages et humaines : elles penchent vers la réformation plutôt que vers le châtiment ; & le moyen d’épouvanter le crime n’est point de rendre la punition commune, mais formidable. Nous avons soin de prévenir les crimes : nous avons des lieux destinés à la solitude, où les coupables ont auprès d’eux des gens qui leur inspirent le repentir, qui amollissent peu à peu leur cœur endurci, qui l’ouvrent par degré aux charmes purs de la vertu, dont les attrait se font sentir à l’homme le plus dépravé.

Vos loix pénales étoient toutes faites en faveur des riches, toutes imposées sur la tête du pauvre. […] Au lieu de soulager, ces liens déchirèrent, & la plaintive humanité jetant un cri de douleur, vit trop tard que les tortures des bourreaux n’inspirèrent jamais la vertu. »

Louis-Sébastien Mercier, L’An 2440, Rêve s’il en fut jamais , 1771,

Sources :

+Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005

+Collectif- Antoine Hatzenberger (dir.), Utopies des Lumières, ENS éditions, 2010, https://books.openedition.org/enseditions/4290

+Etienne Gabriel Morelly, Le Naufrage des isles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai,, « poème héroïque traduit de l’indien par Mr**** », 1753, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15151669/f53.item

+Louis-Sébastien Mercier, L’An 2440, Rêve s’il en fut jamais , 1771, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6571684d

+ Frise chronologique des constructions. La ville idéale de Chaux. Site passerelles-essentiels de la BNF

https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/14ada3e6-3aa7-443b-9980-3df0e0116cad-ville-ideale-chaux

Notes :

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.110

2 Collectif- Antoine Hatzenberger (dir.), Utopies des Lumières, ENS éditions, 2010, https://books.openedition.org/enseditions/4290

3 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p. 109

4 Idem, p. 119

5 Idem, p. 119

6 Par exemple Bougainville dans son Voyage autour du monde (1771) :

« Je me croyais transporté au Jardin d’Eden ; nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers qui entretiennent une fraicheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraînent l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleine mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers ; tous nous saluaient en amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur. ». Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.119

7 Idem, p.118

8 Idem, p. 120

9 Idem, p. 120

10 La ville idéale de Chaux, Dossier de la frise chronologique des constructions sur le site passerelles-essentiels de la BNF, https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/14ada3e6-3aa7-443b-9980-3df0e0116cad-ville-ideale-chaux