Le curé Meslier, Maurice Dommanget

Maurice Dommanget, Le curé Meslier: Athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, Julliard, 1968, 554 pages. Dispo aux rayons Pensées radicales-Critiques sociales : Les Lumières-Républicanisme radical

Présentation

   Ce bouquin est une biographie doublée d’une présentation et d’une analyse des écrits de Jean Meslier (1664-1729?) écrite par Maurice Dommanget. L’auteur nous présente les idées de ce penseur méconnu, ses sources intellectuelles, politiques et sociales. En outre, il pose également la question de sa place et de son influence dans la philosophie en général, et le mouvement révolutionnaire en particulier, à partir du XVIIIe siècle, aussi bien en France qu’à l’international.

   Meslier était curé à Étrépigny dans les Ardennes, un petit bled de campagne qui comptait à son époque entre 100 et 200 habitants. Très tôt incroyant, selon ses propres dires, il n’a jamais cru en ce qu’il professait à ses paroissiens durant sa carrière. Mais non content d’être un curé mécréant, il était aussi très critique de la société de son temps. Ses réflexions, il les a caché toute sa vie potentiellement par peur des persécutions1 et de l’incompréhension.

   Sa sensibilité, doublée à une haine farouche pour le monde dans lequel il vivait, l’ont tout de même poussé à coucher ses conceptions sur le papier, probablement vers la fin de sa vie. Ces écrits, dédiés à ses paroissiens, devaient être rendus publics après sa mort selon ses indications. Ils sont aussi destinés à un plus large public dans le but de dévoiler ce qu’il estimait être la vérité et d’aider à mettre un terme aux « erreurs » et aux « abus » de la société.

1) Pensée de Meslier et contenu du Testament

   Ce « testament » est une véritable attaque en règle contre la religion et les inégalités, son contenu est très radical pour l’époque. En effet, le royaume de France était alors une société féodale, avec un régime de monarchie absolue mise sous le patronage de Dieu, le catholicisme était omniprésent et le clergé quadrillait la société. Dans cet écrit, Meslier affirme un athéisme intégral. Il critique tout autant le christianisme que le concept même de divinité. Pour lui, christicoles et déicoles (c’est à dire adeptes du Christ et adeptes du concept de Dieu) sont à ranger à la même enseigne, leurs visions, compréhensions et explications du monde étant pareillement fausses.

    Partant d’un point de vue matérialiste, il estime que la matière, la nature, le temps et l’espace sont incréables et éternels. Ainsi, selon ses conceptions, la nature et la matière existent par elles mêmes, « par les seules loix naturelles du mouvement » (p.240) . Le monde n’étant que matière, et celle-ci ayant la capacité de se mouvoir par elle-même, le monde peut et doit être expliqué par lui-même. Contrairement à ce qu’affirme les religions révélées qui professent l’existence d’une puissance séparée, créatrice et ordonnatrice du monde.

   Dès lors, M. pense que la religion n’est qu’une création humaine et que celle-ci n’a qu’une origine sociale. Pour lui, sa genèse est à rechercher dans la légitimation du pouvoir et de l’exploitation, elle est créée et utilisée pour se faire craindre et respecter. Vision un tant soi peu réductrice puisque il n’envisage pas d’autres raisons qui justifieraient de l’existence des religions comme le besoin de connaissances et de compréhension du monde physique/naturel et humain par exemple.

   Cette origine très politique des croyances montre que sa critique de la religion se nourrit de sa haine de l’organisation de la société. On le voit très clairement lorsqu’il s’attache à dénoncer sévèrement les postulats et les effets de la morale chrétienne. Par rapport aux présupposés moraux du christianisme il estime premièrement que la répression des pensées, des désirs et de la sexualités, perçus comme des vices, est une erreur. Deuxièmement, il pense que la vertu dans la souffrance, principe essentiel de la religion chrétienne et catholique, est contraire à la nature. Pour le curé Meslier, le pardon des injures et des exactions permet le maintien des sociétés inégalitaires. Aimer et pardonner à ses ennemis ne permet que la conservation du monde tel qu’il fonctionne. Avoir mis en lumière cet aspect de la morale chrétienne et en faire son erreur principale fait de lui un véritable précurseur dans la critique radicale de la religion selon Dommanget.

   Dès lors, puisque religion et oppression sociale vont de concert, Meslier estime qu’il faut renverser cet état de fait pour établir un nouveau système. Considérant que les hommes sont égaux par nature il s’oppose à la volonté de domination, origine selon lui de « tous les maux qui troublent la société humaine et qui rendent les hommes malheureux dans la vie » (p.276).

Dès lors, il estime que la tyrannie politique et matérielle est liée à la tyrannie spirituelle, que les plus rusés profitent des plus faibles et des moins intelligents. De même, il critique l’inégalité des biens qu’il considère liée à l’inégalité des conditions. Sa critique reste très « morale », il définit les riches comme étant souvent les plus méchants et les plus indignes. Quant à l’inégalité sociale, elle participe à la création de vices et de méchanceté chez les humains.

    Bien que sa critique soit très morale, Dommanget estime aussi que J.M. a une certaine vision des intérêts sociaux antagonistes. De fait, le curé oppose les grands et les riches contre ceux qu’il appelle les « pauvres peuples ». Il base aussi la séparation entre les êtres humains sur la possession et la richesse en même temps que sur le commandement et la sujétion. Ainsi, cette grille de lecture lui permet de considérer que les puissants tirent leur force et leur richesse du travail et du service des peuples. Idem, ce présupposé l’amène à penser que les prêtres, mêmes pauvres, sont des « abuseurs de peuples » au service des grands puisque, comme dit plus haut, ils prêchent une morale qui va l’encontre des intérêts « populaires ». Le prêtre a donc une perception du rôle d’agent et de relais du pouvoir que peuvent jouer différents acteurs sociaux. Il étend d’ailleurs cette critique aux « gens de justice ou d’impôts ».

    Pour mettre fin à cet état des choses, Meslier préconise l’union contre les grands dans tout le royaume. Ses solutions sont multiples même si il ne développe pas leurs mise en application pratique . Par exemple, il souhaite la diffusion des idéaux basés sur l’idée de raison pour aider à une prise de conscience. Il préconise aussi le refus du travail et d’obéissance vis à vis des grands, des religieux et de leurs agents. De même, il ne semble pas refuser les solutions violentes, son écrit étant lui même teinté d’une certaine violence verbale. Dès lors, il multiplie les appels à la violence et notamment au tyrannicide. La monarchie absolue sous laquelle il a vécu étant caractéristique d’une société inégalitaire avec une forte concentration des pouvoirs dans la personne du roi, on mesure mieux alors la portée que pouvait avoir cette pratique tant au niveau « symbolique » que pratique.

   Mais par quoi remplacer la société que M. veut mettre à bas? Que préconise t-il à la place? Très critique de la propriété individuelle, il conseille aux êtres humains de :

« tout mettre en commun dans chaque paroisse pour jouir tous en commun des biens de la terre et des fruits de [leurs] travaux. »(p.319)

   Partisan d’un égalitarisme radical, il souhaite l’égalité dans la répartition des subsistances, des logements et des vêtements, une éducation commune pour les enfants qui doivent toutes et tous être pris en charge moralement et matériellement par la communauté. En outre, dans son projet, tout le monde travaille selon ses aptitudes et ses besoins avec tout de même une certaine hiérarchie dans l’organisation.

   Par ailleurs, il ne se prononce pas sur les difficultés d’un tel mode de production ou sur la question de l’esclavage ou de l’oppression des femmes. Nous savons juste qu’il se déclare pour le maintien de la famille privée. Famille qu’il conditionne et associe à la liberté d’union et de séparation entre les personnes. Vaste programme donc.

2) Intérêts et « faiblesses » du bouquin

   Nombreux sont les mérites de ce bouquin bien fourni. Tout d’abord, on ne peut qu’apprécier le fait de faire connaître ce penseur assez méconnu de l’histoire politique, philosophique et sociale qu’était Jean Meslier. Par ailleurs, et cela bien que l’ouvrage soit déjà un peu daté, l’auteur nous livre ici un certain travail d’érudition. Tant sur les travaux ayant eu trait à J.M, sur les courants de pensée philosophiques du temps, ses sources politiques et intellectuelles que sur son influence et le « parcours » de son Testament, les informations et sources rapportées ne manquent pas.

   À travers ce travail, l’auteur montre que, tant sur le plan philosophique qu’au niveau de la critique sociale qui commence à se développer au XVIIIe siècle, l’influence de M. est restée limitée et n’a pas forcément été déterminante.. En effet, selon Dommanget, la pensée du curé fut certes connue et diffusée par Voltaire mais de manière abrégée et largement remaniée2. De même, si pour l’auteur, il est probable que, philosophiquement, elle influença directement des matérialistes comme d’Holbach et indirectement le marquis de Sade , sa critique sociale resta largement méconnue, notamment lors de la révolution française. Ce n’est qu’après l’édition complète du Testament en 1864 par Rudolf Charles que le prêtre commença à être reconnu pour ses idées sociales par exemple dans les milieux socialistes de la fin du XIXe. Puis, son pic de célébrité est atteint en URSS à partir des années 50 où l’historiographie soviétique exagéra largement le rôle et l’influence de ses conceptions, étant placé parfois sur le même plan qu’un Descartes par exemple…Là est tout le paradoxe de Meslier, c’est un précurseur mais un précurseur isolé et relativement peu connu.

   Une autre qualité du bouquin est de nous montrer l’aspect novateur de la pensée de J.M. En effet, contrairement aux autres réformateurs sociaux de son temps comme Mably ou Morelly, le curé pousse très loin sa critique de la société. Certes son influence fut somme toute faible. Mais, son matérialisme athée, son projet radical de mise en commun de ce qu’on pourrait appeler les moyens de production, le placent tout de même parmi les « ancêtres » des pensées socialistes, communistes et anarchistes qui fleurissent au XIXe et Xxe siècles suivants.

   Malgré tout, et c’est un des mérites du bouquin de le rappeler, bien que M. soit isolé, que ses sources intellectuelles soient «limitées» par rapport à d’autres penseurs de son temps, son œuvre s’inscrit également dans un mouvement «global» : la pensée critique dites des Lumières alors en plein essor entre le XVIIe et le XVIIIe siècle en Europe. . Cette philosophie universaliste, basant ses idéaux et ses systèmes d’interprétation du monde notamment sur la raison, sert alors de matrice à nombre de critiques politiques, sociales et scientifiques vis à vis de la société d’Ancien-Régime.

   Pour ce qui est des « manquements » du bouquin maintenant. Le principal reste la grille analytique et politique de l’auteur Maurice Dommanget, auteur de tradition syndicaliste et marxiste. Tout d’abord, on voit que cette grille de lecture peut produire parfois certains anachronismes notamment quand l’auteur qualifie la pensée du curé de « socialisme ». On voit également cela dans le titre même Le curé Meslier : Athée communiste et révolutionnaire sous Louis XIV quelque peu « exagéré ». De même, dans la partie sur les idées politiques et sociales du prêtre athée, on a des fois l’impression que l’auteur analyse ces écrits via ses propres conceptions marxistes pour ensuite voir si J.M. coche les cases de ces présupposés idéologiques en tant que plus ou moins précurseur des dites idéologies.

   La question se pose. Est-ce que cette grille de lecture permet une analyse pertinente de l’œuvre en question? Oui et non. Certes, elle permet à l’auteur de se pencher sur le côté subversif, radical , social et disons « proto-communiste » et/ou « proto-anarchiste » de l’œuvre de Meslier mais elle induit aussi certaines limites. La principale étant qu’utiliser sa vision du monde pour idéologiser une pensée, alors que celle-ci préexiste à ces cadres d’interprétation, cela n’a pas forcément de sens. Ce genre de processus peut parfois flouter la compréhension ou le sens d’une pensée. Par exemple, la pensée du curé, ne peut pas être qualifiée de socialisme utopique ou « scientifique » comme il est parfois fait puisque, puisque elle a préexisté à ces concepts théorisés au XIXe siècle. Concepts par ailleurs déjà potentiellement « foireux » et éminemment idéologiques lorsqu’ils ont été théorisés pour interpréter le réel de leur temps…

   Après cet « écueil » reste toute de même à relativiser. Comme dit plus haut, le taf de l’auteur a l’air assez sérieux et complet. De plus, il n’est pas tout le temps là dedans. Parfois, il se contredit et pose le fait que certaines catégories de pensée socialistes ne sont pas conceptualisées par Meslier.

   Pour revenir aux qualités du bouquin, on peut évoquer rapidement le cas personnel du prêtre renégat. Son histoire, quoique étrange voire limite tragique, est tout de même assez marrante. En effet, un curé athée, on s’y attend pas trop… Potentiellement dégoûté par sa condition et cette situation, tout autant que par la société qui l’entoure, il s’est bien vengé en crachant sur elles du fond de sa tombe. On imagine l’embarras de ces collègues curés à qui il a laissé les lettres précisant l’existence de ses écrits et son reniement de la foi chrétienne. Un reniement de longue date si ce n’est d’une vie… Un prêtre renégat qui prêche durant toute sa vie et prodigue toute une série d’actes sacrés tels que baptêmes, messes et autres sacrements cela fait quand même un peu tâche!

    Cependant, le cheminement politique et intellectuel de Meslier est tout de même assez compréhensible. Dommanget le montre habilement lorsqu’il analyse les conditions sociales qui ont pu influencé la pensée du prêtre. Déjà, celui-ci avait beau être curé, il l’était probablement davantage par convention sociale/obligation familiale que par un primo-sentiment de foi et de dévotion. De même, M. évoluait en milieu rural et, à défaut d’être aussi pauvre que les paysans qui l’entouraient, il était de modeste condition. Il habitait un pays souvent en proie aux rapines et aux destructions durant les guerres du roi soleil.

   De plus, il paraissait doué d’une sensibilité assez haute. On sait par exemple son dégoût et son mépris pour la violence envers les animaux dont il estimait qu’ils restaient, bien que différents des humains, des êtres sensibles3. Dès lors, pas si étonnant que J.M souhaitait en finir avec sa société féodale et absolutiste horrible, il était aux premières loges pour en constater toute la violence et la « médiocrité »…

   Il n’empêche que sa critique reste sans concessions et d’une radicalité impressionnante pour l’époque. L’existence et l’œuvre de ce curé apostat montrent que le combat pour l’émancipation ne date pas d’hier, que nos luttes, nos idées et nos valeurs ne sortent pas de nulle part. Que hier, comme aujourd’hui, il s’agit de démystifier le fonctionnement du monde, de réfléchir et d’agir pour tendre à être réellement maîtres de nos vies.

Notes

1 En 1757, un édit royal était encore établi pour condamner à mort tous les auteurs, imprimeurs et colporteurs de livres tendant à attaquer la religion.

2 Voltaire a eu connaissance des écrits de Meslier qui circulaient alors clandestinement entre quelques mains. Il en a édité une version abrégée et largement remaniée. En effet, Voltaire ayant jugé l’ouvrage trop radical dans ses conceptions sociales et trop athée a donné une teinte déiste aux écrits de Meslier, mettant l’accent surtout sur les aspects anticléricales du Testament.

3 A cette époque les animaux sont envisagés surtout comme des objets. Pour Descartes par exemple les animaux n’ont ni âme ni raison, ce sont des sortes de machines. Les choses n’ont pas réellement changer dans la perception du vivant, actuellement perçu surtout comme une marchandise.