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C-Où va-t-on chercher l’Utopie? Le futur et la science-fiction

    L’une des sources d’imaginaires les plus importantes pour l’utopie actuelle est la science-fiction et l’anticipation.

    Premièrement, comme le souligne l’autrice Alice Carabédian, la SF a souvent cette particularité, cette force, d’allier l’inventivité, l’imagination avec la rationalité, la science et la logique. Se basant souvent sur la création et la projection de technologies nouvelles, que l’on imagine plus ou moins possibles, la science-fiction tend à ancrer son récit dans une certaine « réalité », du moins un certains réalisme. Réalité que l’on se représente alors d’autant plus fortement qu’elle semble parfois être une évolution possible de nos sociétés actuelles.

    Cet aspect est aussi renforcé par le fait que la science-fiction est depuis longtemps un genre très politique, qui par l’imagination d’une société autre (humaine ou non humaine) ou d’une évolution des sociétés « présentes », parle surtout de nos propres rapports sociaux et politiques. Elle est donc très facilement une critique de ces mêmes rapports, ou du moins elle peut en être une sorte de « photographie ».

    Deuxièmement, comme le dit bien Alice Carabédian, « parce que la SF est un espace de liberté inégalé. Tout y est possible, tout y est imaginable ». Or tout ce « qui est imaginable est potentiellement réalisable. »1.

    Ainsi, la science-fiction permet la projection d’un futur et/ou d’un ailleurs plus désirable où l’on imagine des sociétés fonctionnant ou tentant de fonctionner d’une autre manière qu’actuellement. Et In fine, on retrouve donc parfois dans la SF et l’anticipation des présupposés similaires aux premières utopies littéraires modernes : Critique de la société dont on est issu, ( renforcée par une critique de son potentiel devenir), description d’une société plus ou moins idéale qui renforce cette même charge critique et émet l’hypothèse d’autres possibilités sociales.

    Prenons l’exemple du roman Les Dépossédés, sorte d’utopie « grise », écrit en 1974 par Ursula Le Guin, autrice de Science-fiction et de Fantasy américaine. L’histoire des Dépossédés prend place dans, le cycle de Hain où se déroulent plusieurs œuvres de l’autrice. Dans cet univers, les humains issus du monde de Hain se sont implantés sur de nombreuses planètes il y a des milliers d’années. Au fur et à mesure, les liens entre les mondes ont été rompus, les humains des diverses planètes (dont la la Terre) perdent alors la connaissance de leurs origines, s’estimant les seuls représentants de leur espèce. Puis, après des années d’isolement, la technologie des voyages stellaires étant retrouvé par l’une des civilisations humaines, les contacts entre les mondes se recréent et une nouvelle civilisation interstellaire tente de se reformer : l’Ekumen.

    L’histoire des Dépossédés se déroule sur deux planètes humaines, lunes l’une de l’autre : Urras et Anarres. Urras est une planète divisée en plusieurs nations et blocs, dont l’un est capitaliste et patriarcal, l’autre étant socialiste étatique et autoritaire. Suite au développement sans précédent d’un mouvement révolutionnaire anarchiste, les principales nations Urrastis ont négocié le départ sans retour des membres de ce mouvement vers la lune Anarres, monde hostile et désertique. Ceux-ci, appelés les odoniens, auront alors tout le loisir de la coloniser et d’y appliquer leurs idées politiques avec la garantie que Urras ne tentera pas de les envahir.

    Le récit commence près de deux siècles après ces événements, les révolutionnaires ont construit leur société « anarchiste ». La propriété et l’argent n’existe plus, l’état et la hiérarchie sont censés avoir été abolis. Un chercheur d’Anarres, Shevek, part alors vers le monde d’Urras pour renouer contact avec la planète d’origine…

    Dans cette œuvre, à travers les péripéties de son personnage principal, Le Guin se livre à une description de nombreux aspects de la société anarresti : organisation politique et rapports de production mais aussi éducation, famille, rapports amoureux, habitat/urbanisme. De plus, notamment par le contact qu’entretient Shevek avec le monde d’Urras, l’autrice explore la culture, le langage, l’éthique, les mentalités et perceptions anarrestis qu’elle met alors en miroir avec celles des sociétés inégalitaires et autoritaires d’Urras.

    Utopie éminemment ambiguë (comme l’indique le sous-titre de l’oeuvre), les Dépossédés dépeint le fonctionnement d’une société anti-autoritaire ascétique, aux conditions matérielles limitées et un environnement climatique rude voire extrême. Le Guin ne se prive d’ailleurs pas d’exposer les contradictions de ce système, ses « qualités » et ses « défauts ».

    De même, à travers son récit, le Guin interroge aussi la force des mythes utopiques et révolutionnaires dans les représentations et aspirations humaines, à fortiori chez les plus exploités et dominés. Voici quelques extraits du bouquin [Attention ça spoil forcément un peu] :

Relations affectives et sexuelles sur Anaress

Premier passage

« Un Odonien assumait la monogamie tout comme il pouvait assumer une entreprise commune dans la production, qu’il soit danseur ou qu’il fabrique du savon. L’alliance était une fédération volontairement constituée comme toutes les autres. Aussi longtemps qu’elle fonctionnait, elle fonctionnait, et lorsqu’elle ne fonctionnait plus elle prenait fin. Ce n’était pas une institution, mais une fonction. Elle ne recevait d’autre sanction que celle de la conscience individuelle.

Tout cela été parfaitement en accord avec la théorie sociale odonienne. La validité d’une promesse, même sans terme défini, était fondamental e dans la pensée odonienne ; bien qu’on pût penser que l’insistance d’Odo à propos de la liberté de changer invalidait l’idée de promesse ou de vœu, c’était en fait la liberté qui donnait de l’importance à la promesse. Une promesse est une direction prise, une limitation volontaire du choix.

Comme Odo l’avait fait remarquer, si aucune direction n’est prise, si l’on ne va nulle part, aucun changement ne se produira. La liberté de chacun de choisir et de changer restera inutilisée, exactement comme si on se trouvait en prison- une prison qu’on s’est soi-même construite, un labyrinthe dans lequel aucun chemin n’est meilleur qu’un autre. Aussi Odo en était-elle arrivée à considérer la promesse, l’engagement, l’idée de fidélité ,comme une part essentielle dans la complexité de la liberté.

Bien des gens sentaient que cette idée de fidélité était mal appliquée à la vie sexuelle. La féminité d’Odo l’avait poussée, disaient-ils, vers un refus de la vraie liberté sexuelle ; dans ce passage, même si il s’agissait du seul, Odo n’écrivait pas pour les hommes. Comme autant de femmes que d’hommes lui firent cette critique, il apparut ainsi que ce n’était pas la masculinité qu’Odo n’avait pas comprise, mais une catégorie, ou une partie entière de l’humanité, les gens pour qui l’expérimentation se situe au cœur du plaisir sexuel.

Peut-être ne les avait-elle pas compris, et sans doute les considérait-elle comme des aberrations propriétaristes – l’espèce humaine étant faite, sinon pour se mettre en couple, du moins pour nouer des relations durables ; mais elle avait mieux organisé les choses pour les gens aux mœurs légères que pour ceux qui désiraient s’engager dans une alliance à long terme. Aucune loi, aucune limite, aucune sanction, aucune punition aucune désapprobation ne pouvait être appliquée à une pratique sexuelle quelle qu’elle fût, à part le viol d’un enfant ou d’une femme, pour lequel les voisins du coupable risquaient de se charger d’exécuter une vengeance sommaire si il n’était pas rapidement pris en charge par le personnel plus prévenant d’un centre thérapeutique.

Cependant, les brutalités s’avéraient extrêmement rares dans une société où le désir sexuelle était génér.alement comblé dès la puberté, et la seule limite sociale imposée à l’activité sexuelle se résumait à une faible pression en faveur de l’intimité, une sorte de pudeur imposée par la vie communautaire.

D’un autre côté, ceux qui entreprenaient de former et de conserver une alliance, qu’ils soient homosexuels ou hétérosexuels, se heurtaient à des problèmes inconnus de ceux qui se satisfaisaient du sexe là où ils le trouvaient. Ils devaient faire face non seulement à la jalousie, au désir de possession et autres maladies passionnelles pour lesquelles l’union monogamique constitue un excellent terrain, mais aussi aux pressions externes de l’organisation sociale. Un couple qui formait une alliance devait le faire en ayant bien conscience qu’il risquait d’être séparé à tout moment par les exigences de la distribution du travail.

La Ditrav, l’administration de la Division du travail s’efforçait de garder les couples ensemble, et de les réunir le plus vite possible s’ils le demandaient. Cela n’était pas toujours possible, en particulier lorsqu’il y avait des mobilisations urgentes, et personne d’ailleurs n’attendait de la Ditrav qu’elle refasse des listes entières et reprogramme ses ordinateurs dans ce but.

Pour survivre, pour continuer à vivre, un Anarresti savait qu’il devait se tenir prêt à partir là où on avait besoin de lui, et s’acquitter des tâches qu’il fallait accomplir. Il grandissait en sachant que la distribution du travail était un facteur essentiel de survie, une nécessité sociale immédiate et permanente ; alors que l’alliance était une question personnelle, un choix qu’on ne pouvait faire que dans la cadre d’un choix plus large.

Lorsqu’une direction est prise librement, et suivie sans réserve, tout semble favoriser sa pérennité. Aussi la possibilité et la réalité de la séparation servaient-elles souvent à renforcer la loyauté des partenaires. Maintenir une fidélité pure et spontanée dans une société qui n’avait pas de sanctions légales ou morales contre l’infidélité, et la maintenir durant une séparation volontairement acceptée susceptible de survenir à tout moment et de durer des années, c’était une sorte de défi. Or l’être humain aime à être défié, il cherche la liberté dans l’adversité.2 »

Deuxième passage

« Les femmes, déclara Vokep au dépôt de camions de Tin Ore, dans le Sud-Ouest. Les femmes pensent qu’elles te possèdent. Aucune femme ne peut vraiment être une Odonienne.

Odo elle-même… ?

C’est de la théorie. Et elle n’a eu aucune vie sexuelle après la mort d’Asieo, pas vrai ? Et, de toute façon, il y a toujours des exceptions. Mais, pour la plupart des femmes, la seule relation avec un homme se résume à avoir. Soit posséder, soit être possédée.

Tu penses qu’elles sont différentes des hommes sur ce point ?

Je le sais. Ce qu’un homme veut, c’est la liberté. Ce que veut une femme, c’est la propriété. Elle ne te laissera partir que si elle peut t’échanger contre quelque chose d’autre. Toutes les femmes sont des propriétaires.

C’est là une drôle de chose à dire sur la moitié de la race humaine », rétorqua Shevek, qui se demandait néanmoins dans quelle mesure cela reflétait la vérité. Beshun avait pleuré à s’en rendre malade quand on lui avait redonné un poste dans le Nord-Est. Elle s’était emportée, avait tenté de le forcer à dire qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, soutenu qu’elle ne pouvait pas vivre dans lui et qu’ils devaient devenir partenaires. Des partenaires, comme s’il lui était arrivé de rester avec le même homme plus de six mois !

La langue que parlait Shevek, la seule qu’il connaissait, manquait d’expressions possessives pour qualifier l’acte sexuel. En pravique, cela n’avait aucun sens pour un homme de dire qu’il avait « eu »une femme. Le mot dont la signification se rapprochait le plus de « baiser », et qui avait un emploi secondaire comme juron, était spécifique : il signifiait « violer ». Le verbe usuel, qui n’accepte qu’un sujet pluriel, ne peut être traduit que par un terme neutre, comme « copuler ». Il signifiait quelque chose que faisaient deux personnes pas ce que faisait ou avait fait une seule personne.

Cette structure de mots ne pouvait – pas plus qu’une autre- contenir la totalité des expériences, et Shevek avait conscience de l’espace qui restait en dehors, mais sans être tout à fait certain de ss dimensions. Il avait assurément senti qu’il possédait Beshun, certaines de ces nuits étoilées passées dans la Poussière. Et elle-même avait cru qu’il lui appartenait. Or tous les deux s’étaient trompés ; et Beshun, malgré sa sentimentalité, le savait ; elle vait fini par lui donner un baiser d’adieu, un sourire aux lèvres et l’avait laissé partir.

Elle ne l’avait pas possédé. C’était le propre corps de Shevek , dans son premier élan de passion sexuelle adulte, qui l’avait possédé – en même temps que la jeune femme. Mais tout cela était fini. Ça s’était produit. Jamais plus […], jamais plus cela ne se reproduirait. Il pouvait se passer bien des choses, il ne se ferait pas prendre une seconde fois, il ne serait plus battu, vaincu. La défaite, l’abandon avaient leur séduction propre. Beshun elle-même pourrait ne jamais désirer de joie en dehors d’elle. Et pourquoi le voudrait-elle ? C’était elle, dans liberté, qui avait libéré Shevek.

« Je ne suis pas d’accord, tu sais, lança-t-il à Vokep, un agronome pourvu d’un long visage qui se rendait à Abbenay. Je crois que c’est surtout les hommes qui doivent apprendre à être des anarchistes. Les femmes ont ça dans le sang.

Vokep secoua la tête inflexible. « C’est les gosses, dit-il. Avoir des bébés. Ça les rend propriétaires. Après, elles refusent de lâcher l’affaire. » Il soupira. « Coucher et partir, frère – voilà la règle. Ne laisse jamais personne te posséder. » Shevek termina son jus de fruit. « Ce n’était pas au programme », sourit-il. »3

Patriarcat. Rapports de genre/Egalité hommes-femmes

 

« Est-il vrai, docteur Shevek, que dans votre société les femmes sont traitées exactement comme les hommes ?

– Ce serait faire peu de cas d’un matériel de qualité » répliqua Shevek avec un sourire, avant d’éclater de rire quand lui apparut tout le ridicule de cette idée.

Le docteur hésita, contournant apparemment avec difficulté un des obstacles de son esprit, puis afficha une confusion manifeste. « Oh non, je ne voulais pas dire sexuellement, à l’évidence vous… elles… Je voulais parler de leur statut social.

« Statut est-il un synonyme de « classe »? »

Kimoe essaya de lui expliquer ce mot, sans succès ; aussi revint-il au premier sujet. « N’y a t-il vraiment aucune distinction entre le travail des hommes et celui des femmes ?

– Eh bien, non, ce serait un critère très … mécanique sur lequel fonder la division du travail, ne trouvez-vous pas ? Une personne choisit sont travail en fonction de son intérêt, de son talent, de sa force… qu’est-ce que le sexe viendrait faire là dedans ?

– Les hommes sont plus forts, physiquement, affirma le docteur avec une assurance professionnelle.

– Oui, souvent, et plus grands – mais quelle importance quand nous avons des machines ? Et même lorsqu’il n’y en a pas à notre disposition, quand il faut creuser avec une pelle ou porter quelque chose sur le dos, les hommes travaillent peut-être plus vite – les plus forts, en tout cas –, mais femmes se montrent plus endurantes… J’ai souvent souhaité être aussi résistant qu’une femme.

Kimoe le dévisagea, si choqué qu’il en oubliait les convenances. « Cependant, la perte de… de tout ce qui est féminin – de la délicatesse – et la perte de la dignité masculine… Vous ne prétendez quand même pas que, dans votre travail, les femmes sont vos égales ? En physique, en mathématiques, d’un point de vue… intellectuel ? Vous ne pouvez quand même pas faire semblant de vous abaisser constamment à leur niveau ? »

Shevek s’installa dans le confortable fauteuil rembourré, puis d’un regard fit le tour de la salle des officiers. À l’écran, la courbe brillante d’Urras demeurait immobile sur le fond noir de l’espace, telle une opale bleu-vert. Cette vision agréable de même que la salle lui étaient devenus familières ces derniers jours, mais à présent les couleurs vives, les chaises curvilignes, les lampes dissimulées, les tables de jeux, les écrans de télévision, la moquette, tout celui lui semblait aussi étranger que la première fois qu’il les avait vus.

« Je ne crois pas avoir prétendu grand-chose, Kimoe, dit-il.

– Bien sûr, j’ai connu des femmes très intelligentes, des femmes capables de penser exactement comme un homme » fit le docteur d’une voix précipitée, conscient d’avoir presque crié – d’avoir crié, songea Shevek, en martelant la porte vérouillée de ses poings.

Il changea de conversation, mais continua d’y penser. Ce problème de supériorité et d’infériorité devait représenter un problème majeur dans la vie sociale urrastie. Si pour se respecter Kimoe devait considérer la moitié de la race humaine comme lui étant inférieure, alors comment les femmes faisaient-elles pour se respecter – considéraient-elles les hommes comme inférieurs ? Et comment tout cela affectait-il leur vie sexuelle ?

Il savait, d’après les écrits d’Odo, que deux cents ans auparavant les principales institutions sexuelles urrasties étaient le « mariage », une alliance autorisée et imposée par des sanctions légales et économiques, et la « prostitution », qui semblait être un terme plus large, la copulation au niveau économique. Odo les avait condamnés tous les deux, et pourtant elle-même s’était « mariée ». Et de toute façon, les institutions avaient dû beaucoup changer en deux siècles. S’il devait vivre sur Urras, avec les Urrastis, Shevek ferait bien de découvrir en quoi.

Il trouvait bizarre que même le sexe, source de tant de soulagement, de plaisir et de joie pendant de si nombreuses années, pût devenir du jour au lendemain un territoire inconnu où il devait progresser prudemment et reconnaître son ignorance ; or tel était pourtant le cas. Shevek en était avertir non seulement par l’étrange explosion de colère de Kimoe, mais aussi par une impression jusque-là vague que cet épisode remit en lumière.

Quand il était arrivé à bord du vaisseau, durant ces longues heures de fièvre et de désespoir, il avait été troublé, parfois ravi et parfois irrité, par une sensation très simple : la douceur de son lit. Ce n’était qu’une couchette, pourtant, le matelas supportait son poids avec une souplesse caressante. Il s’ajustait à lui avec une telle insistance que Shevek en était, encore maintenant, toujours conscient en s’endormant. Le plaisir et l’irritation qu’il lui procurait étaient tous deux nettement érotiques.

Il y avait aussi l’appareil de séchage par air chaud : c’était la même sorte d’effet. Une caresse. Et la forme des meubles dans la salle des officiers, les douces courbes plastiques selon lesquelles avaient été contraints le bois et le métal rigides, la finesse et la délicatesse des surfaces et des textures, n’étaient-elles pas aussi, vaguement, mais d’une manière insidieuse, érotique ? Il se connaissait suffisamment bien pour savoir que quelques jours sans Takver, même dans un contexte particulièrement stressant, ne devraient pas le travailler au point de lui faire imaginer une femme sur chaque table. À moins que la femme ne s’y trouvât véritablement.

Les ébénistes urrastis étaient-ils tous célibataires ? Shevek renonça à creuser le sujet ; il le découvrirait bien assez tôt, une fois sur Urras.4

     Même si on est pas forcément d’accord avec tout ce qui y est dit on conseille aussi l’écoute de l’épisode L’économie selon Ursula Le Guin de l’émission de radio En attendant l’Eco sur France Culture qui explore le rapport à l’économie dans l’oeuvre de Le Guin, en particulier dans La Main Gauche de la nuit et Les Dépossédés.

Sources

+ Alice Carabédian, Utopie Radicale : Par delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Seuil, 2020

+ Ursula Le Guin, Le Livre de Hain Intégrale volume I, Les Dépossédés, Librairie Générale française, 2023 (1ère parution des Dépossédés : 1974)

+ L’économie selon Ursula Le Guin de l’émission de radio En attendant l’Eco sur France Culture

Notes

1 Alice Carabédian, Utopie Radicale : Par delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Seuil, 2020, p. 66

2 Ursula Le Guin, Le Livre de Hain Intégrale volume I, Les Dépossédés, Librairie Générale française, 2023, (1 ère parution des Dépossédés : 1974), p.1199-1201

3 Idem, p. 981-983

4 Idem, p.941-944

Communautés utopiques et révolution : Révolution et utopie

    Comme dit dans l’article précédent sur les communautés utopiques, les révolutions dites bourgeoises du  XVIIIe siècles ont consacré et produit de nouveaux rapports sociaux à leur époque respective. Dès cette période, et même avant, des luttes politiques et sociales d’ampleur sont des moyens et des moments où se produisent et se réalisent des désirs et des imaginaires politiques plus ou moins émancipateurs.

    Au XIXe siècle, les franges les plus subversives du mouvement ouvrier souhaitaient par ailleurs aller plus loin que les révolutions bourgeoises en prônant comme dit dans l’article précédent, une révolution sociale censée abolir le capitalisme voire l’état et construire ainsi une société égalitaire et libre. Ces mouvements politico-sociaux, malgré des tendances, des valeurs, des stratégies et des tactiques parfois éminemment contradictoires et opposées (pour simplifier les premiers anarchistes vs les premiers communistes par exemple) ont lié la question de la critique sociale, de l’émancipation et de l’imagination d’un autre « état social », en quelque sorte la question de l’utopie donc, à la question de la révolution.

   Cet aspect du mouvement ouvrier radical est d’autant plus marqué qu’il n’est pas que « théorique ». Il est aussi le fruit des luttes de classe du siècle, des luttes souvent dures faites de grèves, d’insurrections, d’expérimentations sociales et politiques nouvelles comme par exemple la Commune de Paris de 1871, etc. De plus, ces luttes et expériences s’alimentent mutuellement et nourrissent les désirs et rêves d’émancipation radicale. En somme, ces luttes commencent à produire leurs propres mythes et références.

   Mais c’est davantage au Xxe siècle que des processus et mouvements révolutionnaires, en partie expression de ces luttes de classe, tentent d’imaginer, de produire et d’expérimenter radicalement et massivement, une autre manière de vivre. Un peu de contexte.

Contexte

   Le Xxe siècle, tout comme le XIXe siècle, est aussi un moment de fort conflits sociaux. C’est le siècle du capitalisme industriel triomphant, des guerres mondiales et impérialistes modernes. Mais, c’est également un moment de grande potentialité subversive, incarnée notamment par le développement et l’implantation d’un mouvement ouvrier puissant à travers le monde et pas seulement en Occident. De même, des luttes massives et des tentatives de révolutions sociales d’ampleur, inspirées en partie des idéaux du mouvement ouvrier , voient le jour entre les deux guerres mondiales : la révolution russe de 1917, la révolution allemande de 1918, les conseils de Turin en 1920, la révolution espagnole de 1936…

   Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les potentialités révolutionnaires sur la vieille Europe et en Occident semblent définitivement éteintes. Il n’en reste pas moins que les luttes anticolonialistes chamboulent le vieil ordre colonial européen jusque dans les années 60-70.

    Ces deux dernières décennies marquent la dernière séquence subversive de masse en Occident. C’est le moment de la contre-culture aux USA, des communautés hippies et/ou anarchisantes. Mais, c’est aussi un moment de renouveau des luttes prolétariennes incarnées par divers mouvements comme Mai 68, le mouvement autonome et les luttes ouvrières italiennes des années 60-70, les différents mouvements de contestation plus ou moins radicaux aux USA etc etc. Un moment où l’idée d’une révolution sociale, et d’une autre manière de vivre, était encore bien vivace dans de nombreuses régions du monde.

    Voici quelques exemples de ce que ces révolutions ou tentatives du Xxe siècle ont pu produire, en terme d’imaginaires, de pratiques utopiques et/ou émancipatrices.

Le constructivisme en URSS

   En Russie, la révolution de 1917 est accompagnée par un mouvement artistique : le constructivisme. Fondé en 1915 ce mouvement va presque devenir l’art officiel de l’URSS, jusqu’à ce qu’au début des années 30 Staline impose une réaction artistique – le réalisme socialiste.

   À société nouvelle, à la fin de l’exploitation, de l’histoire, il fallait bien donner un art qui rompt avec ce qui précède, l’art bourgeois.

   Le constructivisme, en mettant fin au sujet dans l’art, en se tournant vers la forme et la couleur, en questionnant la fonction d’une œuvre,mais aussi en investissant le design, le cinéma, le théâtre et l’architecture, va donner un esprit et un souffler à la transformation sociale en cours.

   La réalisation des propositions les plus folles est sérieusement envisagée : la tour Tatline, monument aux formes géométriques en rotation sur elles-même, les cités volantes de Georgii Krutikov.

   D’autres se réalisent comme le club des travailleurs de Zouïev:

   Les moyens de grandes diffusions, la publicité, le cinéma, sont totalement investis par le constructivisme et diffusent le message d’une société nouvelle et égalitaire. Une exposition présentée au Grand Palais, il y a quelques années, intitulée Rouge, montrait l’étendu de cet utopisme constructiviste après la révolution de 1917. Des bâtiments aux tissus, des meubles aux films toute production humaine était touchée par ce courant artistique.

   La période stalinienne marque la fin de ce fourmillement artistique, non seulement par la mise au pas du monde l’art, mais aussi parce que le souffle utopique de la révolution est peu à peu étouffé sous la répression et les dommages de l’industrialisme soviétique.

   Mais après la mort de Staline, l’ouverture politique voulue par Khroutchev combiné aux réussites de la cosmonautique russe (premier satellite artificiel en 1957, premier homme dans l’espace en 1961), va produire un second souffle utopique basé sur l’imaginaire spatiale.

Hôtel Salyut, Kiev, construction achevée en 1984

   Celui-ci s’appuyant sur les ruines du constructivisme, va de nouveau investir tous les arts et proposer un imaginaire vivifiant autour d’un nouveau monde à explorer et habiter, l’espace. Nous vous conseillons à ce sujet l’excellent vidéo du Vortex – Le brutalisme l’architecture de la dépression dispo sur youtube :

   Si la sois disante utopie bolchévique s’est plutôt révélée dystopique et à contribué à décrédibiliser pour longtemps l’idée même de révolution, l’imaginaire déployé par les artistes qui en ont porté l’idée à certains moments reste aujourd’hui encore quelque chose de riche pour qui cherche à penser un autre monde.

La révolution Espagnole de 1936

    La révolution sociale espagnole de 1936 fut l’une des tentatives de révolution les plus radicales en Europe. Inspirées en partie par les idées communistes libertaires et socialistes, des personnes ont  tenter de  mettre en place de nouveaux rapports sociaux.

    Malgré les luttes sanglantes contre la réaction, les tentatives de mise au pas des processus radicaux (par les staliniens notamment), elles ont alors inventé  et expérimenté pendant un temps, de manière concrète et à une grande échelle, une nouvelle manière de vivre.

   En témoigne ces quelques scans tirés du bouquin Le rêve en Armes : révolution et contre-révolution en Espagne, 1936-1937, l’un des bouquins disponibles à la Bibli sur cette révolution sociale (p.44, 47, 48, 50):

Sources:

+ Julius Van Daal, Le rêve en Armes : révolution et contre-révolution en Espagne, 1936-1937, Nautilus, 2001

+ Le Vortex – Le brutalisme l’architecture de la dépression

C-Communautés utopiques et révolution : Communautés utopiques

Contexte

    L’avènement du capitalisme au XIXe siècle, en tant que mode de production dominant à l’échelle du globe, amène à une reconfiguration des conflits entre groupes sociaux antagonistes. Cela passe par la prolétarisation et l’exploitation, toujours plus massive et intense, d’un grand nombre de personnes au profit de la bourgeoisie en tant que classe montante et dirigeante.

    Le XIXe siècle c’est aussi l’âge d’or des empires coloniaux britanniques et français. La Grande-Bretagne est alors la première puissance économique mondiale, présente sur tous les continents.

    Dès lors, le XIX siècle est une période de forts conflits sociaux en Europe et dans le reste du monde. C’est un siècle traversé de guerres, de guerres civiles, de révolutions, de luttes de classes plus ou moins intenses etc.

    Durant cette séquence se constitue le mouvement ouvrier. Celui-ci souhaite, pour ses tendances les plus subversives, une révolution mondiale, processus devant aboutir à un nouvel ordre social fonctionnant sur des bases nouvelles. Le révolution doit aboutir à l’abolition du capitalisme, de l’état, de la propriété privée et des classes par la mise en commun des moyens de production pour permettre l’émancipation des exploités et par extension de toute la société.

    C’est donc durant cette période que prennent corps, en théorie et en pratique, les mouvements socialistes, anarchistes et communistes, idées et mouvements en partie produits et matrice des luttes de classes des premiers temps du capitalisme.

    L’idée de vivre en communauté pour expérimenter une nouvelle organisation sociale, est assez ancienne. Comme nous l’avons déjà vu, on observe ces tentatives avec certains mouvements hérétiques et millénaristes. De même, après la Réforme protestante, de nombreuses communautés , plus ou moins égalitaristes et religieuses, s’implantent et se développent en Amérique pour fuir les persécutions religieuses. Certains, comme les Amish, existent toujours de nos jours.

    Durant la première moitié du XIXe siècles, émerge différents projets d’utopies sociales qui imaginent une nouvelle société égalitaire et désirable. Parmi les plus connues, on compte le fouriérisme, les communautés owenistes ou l’Icarie de Cabet. Ces projets inspireront de nombreuses expériences communautaires à travers le monde et notamment aux USA et en Amérique.

    Dans ces communautés on souhaite expérimenter concrètement, directement, une autre manière de vivre. On tente de créer un espace de liberté et d’égalité dans un monde marchand et industriel alors en plein essor. En voici quelques exemples.

Le fouriérisme

«  Fourier imagine une cité idéale qu’il baptise Harmonie. Son Traité de l’association domestique agricole (1822) conçoit les phalanstères, sortes de coopératives de travailleurs fondées sur la division du travail et sur l’harmonie obtenue grâce au développement des « attractions passionées.

[…]

L’utopie fouriériste concilie structures collectives (habitat, réfectoires, pouponnières), dont certaines relèvent significativement de la culture (théâtres et bibliothèques), et protection de la liberté individuelle, puisque chacun peut exercer le métier de son choix, que les salaires sont inégaux et que la notion de propriété se trouve maintenue. »1

Une communauté communiste de l’Iowa :

   En 1842, Etienne Cabet (1788-1856) publie en France Voyage en Icarie, un essai et roman utopique inspirée de l’oeuvre de More, qui prône les valeurs d’un communisme quelque peu chrétien, agrémenté des théories scientifiques, économiques et industrielles nouvelles. Son ouvrage connaît un certain succès, notamment dans les milieux prolétaires.

   En 1847, Cabet et ses partisans décident de partir aux USA pour créer des colonies et communautés communistes inspirées de ses idées. Celles-ci, par leur exemple, doivent alors convaincre de plus en plus de personnes et permettre le développement d’autres communautés et du communisme.

   Dès lors, avec fidélité aux idées de Cabet (parfois conservatrices sur la question sexuelle et la place des femmes), ou en les dépassant, les icariens tentent de réaliser leur expérience communautaire. Et, malgré maintes scissions et mésaventures, de 1848 à 1898 plusieurs communautés dites icariennes voient finalement le jour aux Etats-unis.

   La communauté de Corning, dans l’Iowa est fondée dans les années 1850 et se scinde à partir de 1878 en deux branches. C’est une des expérimentations icariennes les plus abouties. Kenneth Rexroth l’évoque dans son ouvrage Le Communalisme :

« En 1876, on comptait soixante-quinze membres. Une dizaine de familles y vivaient, logées dans des bâtisses bordant trois des côtés d’une place centrale, où se dressait un grand bâtiment abritant une cuisine et une salle à manger communautaires, laquelle servait également de lieu de réunion et de réjouissance.

On y trouvait aussi une boulangerie et une blanchisserie, des étables et des granges ainsi qu’un grand nombre d’autres dépendances, construites en rondins. […] Au delà des bâtiments s’étendaient 2000 arpents de terres fertiles, dont 700 cultivés comprenant des bois, des prairies et des pâtures. Les icariens de l’Iowa possédaient 600 moutons, 140 vaches, principalement laitières, et faisaient pousser du maïs, du froment, des pommes de terre, du sorgho, des légumes et des petits fruits. Ils cultivaient aussi des vignobles et des vergers.

Tous les repas étaient pris en commun. De nombreuses activités ménagères, comme la blanchisserie, étaient pratiquées collectivement. Les soirées étaient égayées par des bals, des concerts et d’autres distractions, organisées ou spontanées. Le dimanche se tenait une sorte de service, qui comprenait une conférence, des chants de leur cru et la lecture de morceaux choisis des œuvres d’Etienne Cabet. »

Au fil des années, des changements s’étaient opérés dans l’économie de la colonie. À l’exception du grain et des autres grandes récoltes, le produit des parcelles individuelles associées aux logements familiaux avait fini par dominer la production alimentaire […].

Ce fut la vieille génération de révolutionnaires- les pionniers venus avec Cabet- qui réclama le maintien de cette entreprise sem-privée semi-collective. Les plus jeunes, surtout les réfugiés qui avaient fui la France après la Commune de Paris, exigèrent une communisation totale de la production. […]

Le groupe des plus anciens continua dans sa nouvelle communauté sur le mode qu’elle avait adopté depuis des années. Ils cultivaient des vergers et des vignes, travaillaient dur, mangeaient simplement, s’habillaient modestement- ils portèrent des sabots jusqu’à la fin.

Ils occupaient leurs loisirs à jouer de la musique et à assister à des conférences données par les membres. Ils faisaient aussi grand usage de leur bibliothèque, qui comptait plus de 1000 volumes, tous écrits en français.

En 1883, ils comptaient encore 34 membres. Ils vieillissaient. Leurs enfants étaient partis. Un par un, discrètement, ils s’en allèrent. »

Kenneth Rexroth, Le communalisme : les communautés affinitaires et dissidentes, des origines jusqu’au Xxe siècle, p.278-280

Critique et influence

     Marx et Engels, tout en reconnaissant l’apport de ces théories/projets en sont très critiques. Ils qualifient ces expériences et ces théories de socialismes « utopiques », dans le sens d’idéalistes, de non-révolutionnaires et donc d’irréalisables et potentiellement contre-productives pour un projet d’émancipation globale. En effet, pour eux, comme pour tout un pan du mouvement ouvrier alors en développement, l’émancipation des exploités n’est possible que par une révolution sociale d’ampleur et dans les luttes de classes, moteur de l’histoire. De plus, l’étude, la critique de la société et l’émancipation des prolétaires doit se baser sur une juste analyse des rapports sociaux.

« Leurs inventions personnelles doivent suppléer ce que le mouvement social ne produit point ; les conditions de l’émancipation prolétarienne, c’est l’histoire qui les donne, mais ils préfèrent les tirer de leur imagination ; à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, ils veulent substituer leur fiction d’une organisation de la société. En forgeant leurs plans, ils ont pourtant conscience de défendre avant tout l’intérêt de la classe la plus misérable, de la classe laborieuse. Et c’est sous ce seul aspect de la souffrance extrême que le prolétariat existe pour eux. »2

    Certains aspects de cette critique, qui influencera nombre de révolutionnaires et de marxistes orthodoxes, sont en soi pertinents. Premièrement, il est vrai que les théories propres aux utopies sociales du XIXe siècle (Saint-Simon, Fourier, Owen etc) n’envisagent pas toutes clairement l’établissement d’une société communiste, dans le sens d’une société où la propriété n’existe plus, où la division du travail et les classes sont abolies. Elles sont d’inspiration parfois moins radicales que certaines pensées qui naîtront dans le mouvement ouvrier.

    Deuxièmement, il est aussi vrai que sur le plan stratégique et tactique, la mise en œuvre de communautés plus ou moins radicales en tant que pratique pose aussi question lorsque l’on souhaite une émancipation collective et individuelle de l’état, du capitalisme et de tous les systèmes de domination. Notamment, les premiers projets d’utopie sociales et de communautés utopiques ont souvent pour objectif de convaincre par l’exemple de leur fonctionnement.

    Or, cette stratégie s’est avérée relativement inefficace pour mettre en branle des populations, notamment prolétaires, en prise avec des rapports de classe qui constituent leur place dans la société et déterminent leur degré d’exploitation et d’aliénation. L’exemple et l’expérience d’une communauté, si ils peuvent être bénéfiques au renforcement théorique et pratique d’un camp révolutionnaire, ne remplacent pas la lutte souvent nécessaire contre ce qui opprime. Lutte qui permet par ailleurs l’élaboration collective de rapports politiques, culturels, sociaux. Des rapports qui participent grandement d’un processus d’émancipation révolutionnaire.

     Dans la même idée, créer un îlot communautaire fonctionnant avec d’autres normes sociales que celles de la société capitaliste dominante ne protège pas le dit îlot de l’influence de ces normes et des pouvoirs qu’elles consacrent. Ainsi, son existence peut être assez fragile et remise en question par des contraintes matérielles, économiques, culturelles, sur lesquelles elle n’a pas assez ou peu de prise.

    En somme, cette stratégie et pratiques des communautés utopiques sociales, (et des communautés affinitaires plus actuelles) sont à mettre en regard de ce qui permet ou non la conquête de l’hégémonie politique et culturelle pour la victoire d’un mouvement radical et massif d’émancipation.

    Néanmoins, cette critique n’est pas exempte de manquements tant d’un point de vue historique que politique. Tout d’abord la critique de Marx et Engels a pour but de consacrer leur pensée comme héritière et supérieure aux pensées des socialistes dits utopiques. Engels et les marxistes attesteront même d’une opposition entre socialisme scientifique et utopique. Si nous ne nions pas les apports politiques des deux penseurs, comme par exemple leur critique matérialiste de l’aliénation ou de l’idéologie, nous ne nous faisons pas non plus d’illusion sur leur propre capacité à la mystification idéologique…

     Et, le socialisme scientifique est effectivement une mystification idéologique, qui sous couvert de vouloir poser « scientifiquement » une théorie révolutionnaire participe plutôt d’un travestissement du réel. Or, la réalité historique du mouvement ouvrier semble plutôt montrer que, même si il y a eu des phases d’élaboration théoriques, politiques et pratiques plus ou moins « successives » et concurrentes, il n’y a parfois pas eu de coupure si franche entre « révolutionnaires » et « utopistes », entre pratiques ou théories « révolutionnaires » et pratiques ou théories « utopiques ».

     Par exemple, comme on l’a vu plus haut, dès le début du XIXeme siècle, des révolutionnaires participent à l’élaboration de projets communautaires. C’est notamment le cas de la communauté icarienne de Corning où des réfugiés de la Commune viennent s’installer pour finalement scissionner et tenter d’établir une communauté qu’ils et elles considèrent comme plus radicale.

    On peut aussi prendre l’exemple des colonies libertaires de la fin du XIXe-début Xxe siècles en France ou en Amérique Latine3. Celles-ci sont souvent créées par des anarchistes dits individualistes notamment en France, l’anarchisme étant alors un courant important du mouvement ouvrier européen.

   Dans certaines de ces colonies, surtout composées d’enfants de prolétaires  :

« Il ne s’agit pas de réaliser ces expériences de vie en communauté d’après un plan précis et établi d’avance, à la façon des utopistes, mais de s’associer à quelques-uns pour tenter de vivre « en camaraderie », mieux qu’on ne le ferait seul, en modifiant et corrigeant le mode de fonctionnement du milieu de vie ainsi créé, au fur et à mesure des difficultés rencontrées, en tenant compte des aspirations des participants et de leurs limites, lesquelles peuvent évoluer au cours du temps. »

[…]

Il s’agit donc moins de former une cellule de l’humanité future, comme le voulaient les socialistes utopistes engagés au xixe siècle dans ce type de réalisations, que d’assurer immédiatement à ceux qui en tentent l’expérience une vie meilleure. »4

   Dans les deux cas, ces expériences (non contemporaines), impliquent donc des personnes qui font partie des classes exploitées et agissent dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire par divers moyens.

    Cela montre bien que ces différentiations théoriques et/ou pratiques ne jouent pas forcément de manière absolue chez des individus qui, durant ces périodes historiques, participent de cette élaboration collective et politique foisonnante que constitue le mouvement ouvrier. Leurs parcours de vie, politiques et militants sont alors parfois le fruit de diverses expérimentations pratiques (grèves, insurrections, communautés etc) conditionnées aussi par les épisodes de lutte de classes et politiques de l’époque.

    Cependant, malgré les tactiques, idéologies et pratiques diverses, un but quelque peu commun subsiste, celui d’une vie plus libre et plus riche, dégagée des contraintes capitalistes voire même de toutes les contraintes tout court.

Continuité et postérité ?

   L’expérience des communautés utopiques se poursuivra jusqu’à aujourd’hui de multiples manières. Par exemple, à partir des années 1960, de nouvelles communautés apparaissent aux Etats-Unis et en Europe. C’est le temps de la contre -culture, du renouveau des luttes prolétariennes et d’une puissante envie d’en finir avec le capitalisme triomphant.

   Leur existence traduit parfois, malgré un certain nombre de limites, une réelle volonté de subversion , de se doter de ses propres règles en opposition à des normes et rapports sociaux perçus comme aliénants.

   Sur le sujet des communautés aux USA, on conseille d’ailleurs l’écoute de l’épisode 3 de la série Voyage en utopie, intitulé Des puritains aux hippies : les communautés utopiques, de l’émission En attendant l’éco, dispo sur le site de France Culture. Le lien de l’épisode est ici.

Sources

 

+Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005. Dispo à la Bibli au rayon Sciences sociales : Philosophie

+Kenneth Rexroth, Le communalisme : les communautés affinitaires et dissidentes, des origines jusqu’au Xxe siècle. Dispo à la Bibli au rayon Luttes, Révoltes, Révolutions : Communautés utopiques.

+ Gilles Gourbin, La réception marxiste de Charles Fourier : l’héritage encombrant de l’utopie, Cahiers Charles Fourier n°26, 2015

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1670

+Anne Steiner, Vivre l’anarchie ici et maintenant, milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque, Cahiers d’Histoire, 2016,

https://journals.openedition.org/chrhc/5503

+Anthony Michel, Quelques expériences fouriéristes et libertaires latino-américaines, Cahiers Charles Fourier n°22,  2011

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article972

+Damien Rousselière, De l’utopie écrite à l’utopie pratiquée. Une réévaluation de la contribution des communautés icariennes de l’Iowa, Le Mouvement Social n° 275,  2021

https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2021-2-page-13.htm?ref=doi#re125no125

Notes

 

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.146

2 Karl Marx, Le Manifeste communiste, OC, I, p. 191 dans Gilles Gourbin, La réception marxiste de Charles Fourier : l’héritage encombrant de l’utopie, Cahiers Charles Fourier n°26, 2015

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1670

3 Anne Steiner, Vivre l’anarchie ici et maintenant, milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque, Cahiers d’Histoire, 2016,

https://journals.openedition.org/chrhc/5503

Anthony Michel, Quelques expériences fouriéristes et libertaires latino-américaines, Cahiers Charles Fourier, n°22, 2011

https://www.charlesfourier.fr/spip.php?article972

4 Anne Steiner, Vivre l’anarchie ici et maintenant, milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque, Cahiers d’Histoire, 2016,

https://journals.openedition.org/chrhc/5503

Naissance de l’utopie partie II : Les Lumières

Contexte idéologique, économique et social

 

   Durant les XVIIe et XVIIIe siècles les puissances européennes continuent de s’affronter, d’étendre leurs empires commerciaux et coloniaux. Les états modernes, prémices des états-nations, commencent à prendre forme. La puissance de la noblesse et du clergé décroît de plus en plus au profit d’une partie du Tiers-états : les marchands, les administrateurs ( sorte d’ancêtres des fonctionnaires), les petits-bourgeois.

   Cette période est aussi marqué par trois révolutions majeures : les révolutions anglaises du XVIIe siècle. La révolution américaine de 1765-1783 de et la révolution française de 1789. Celles- ci produisent un bouleversement sans précédent de l’ordre politique et social occidental voire mondial. Elles consacrent le pouvoir de la bourgeoisie marchande et annonce les débuts de l’hégémonie capitaliste.

   Les sciences et techniques continuent aussi de se développer. On en est au début de l’industrie et du machinisme, techniques de production propres au capitalisme naissant, avec notamment la révolution industrielle anglaise de la fin du XVIIIe siècle.

   Les deux siècles sont également marqués par l’émergence d’un courant philosophique : Les Lumières. Dans les grandes lignes, les penseurs des Lumières sont universalistes et souhaitent le bonheur du genre humain. Leurs idéaux et leurs valeurs se basent sur le principe de Raison. La rationalité, tant scientifique que politique-philosophique doit être la base d’une pensée solide qui désire analyser et transformer le monde humain et physique/naturel.

En outre :

«  Peu après le milieu du XVIIIe siècle est en effet apparue la notion de progrès qui entraîne une modification profonde des perspectives temporelles : la durée n’est plus perçue comme une succession de cycles, mais comme une continuité. […]des causes générales provoquent un enchaînement nécessaire d’événements qui de doivent rien à la volonté divine . L’esprit philosophique repose ainsi sur l’idée d’un progrès continu de l’Histoire et sur la conviction de la bonté fondamentale de l’être humain ».1

    Partant de ces présupposés, le mouvement philosophique des Lumières va participer à la critique plus ou moins radicale des institutions, pensées et valeurs de son temps : le cléricalisme, la religion, l’absolutisme, la féodalité etc.

   Le genre utopique a là un terreau très fertile. « Par son foisonnement, par le nombre des textes et par la diversité des thèmes, le XVIIIe siècle est « le siècle classique des utopies » » 2. Elles poursuivent leur rôle de critiques, de satyres sociales voire de projets de société plus ou moins idéales.

Inspiration, réactualisation, innovation

 

   Dans le même temps, les philosophes éclairés développent les canons et caractéristiques posés par l’œuvre de More et inventent (ou réinventent) des formes et thèmes qui servent encore de modèle à la réflexion utopique et radicale aujourd’hui ; et cela aussi bien dans leurs œuvres fictionnelles que dans des ouvrages faisant office davantage de programmes ou de traités politiques.

   Tout d’abord, les utopies des Lumières réactualisent les vieux mythes d’un monde plus désirable. Notamment le mythe gréco-latin de l’âge d’or sert encore largement d’inspiration aux penseurs éclairées. Par exemple, dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon (écrit vers 1692, publié en 1699) :

« La Bétique (VII) est une utopie régressive, en dehors de l’histoire, une société sans chef et sans modèle puisque sans fondateur identifié […] La terre est commune aux habitants, qui « sont tous libres et égaux ». « Ils sont presque tous bergers et laboureurs » et « n’ont appris la sagesse qu’en étudiant la simple nature ». […] Luxe et monnaie sont ignorés ; les richesses demeurent inexploitées ; il n’y a ni corruption ni esclavage possible. […] La Bétique réinvente l’âge d’or. » 3

   Dans la continuité de ce mythe antique de l’âge d’or, nombre de philosophes des Lumières ont d’ailleurs une réflexion sur  « l’état de nature » des êtres humains . Ils caractérisent cet « état » comme une sorte d’état mythique de l’humanité, préexistant à la société, et où les rapports entre les individus et avec leur environnement étaient harmonieux et égalitaires.

   De plus, « La réflexion autour d’un mythique état de nature suscite la vogue de l’indigénisme » 4 ou du mythe du bon sauvage. Par exemple, « Chez Voltaire, celle-ci sert de moyen pour dénoncer la misère et l’injustice, la morgue et l’obscurantisme de la civilisation européenne. »5

    L’indigénisme est aussi lié, tout comme à l’époque de More , aux voyages, aux découvertes permises par le développement du commerce mondial européen et de la colonisation. Les récits de voyage sont alors encore plus nombreux qu’aux époques précédentes, ils nourrissent les fantasmes et ces mythes de l’état de nature ou du bon sauvage6.

   Comme le note Roger-Michel Allemand :

« La représentation d’une humanité primitive relève d’un parti pris contre le luxe et les faux besoins d’une société surtout préoccupée de s’enrichir sur le plan matériel. » 7

    D’ailleurs, ce mythe d’un état naturel de l’humanité inspire aussi les œuvres les plus radicales qui envisagent clairement une nouvelle organisation sociale. On le retrouve dans les œuvres de Etienne Gabriel Morelly (1717- 1778-82?), l’un des précurseurs du socialisme et du communisme.Son ouvrage Code de la nature (1755), véritable traité politique, pose les principes d’un nouveau monde où la propriété a été abolie:

« Rien dans la société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs ou son travail journalier […] » .8

« Ce traité philosophique part du principe que « le progrès est la loi générale de la nature » […] Paradoxalement, il énonce que la loi du progrès consiste à revenir à l’amour et à l’affection que se portaient réciproquement les premiers hommes. »9

   Enfin, au XVIIIe siècle, le cadre des utopies littéraires et fictionnelles ne se restreint plus seulement à un ailleurs imaginaire ou géographique. En effet, certains auteurs commencent à projeter leurs désirs présents dans un futur plus ou moins proche. Ainsi, naît le roman d’anticipation avec des œuvres comme l’An 2440, rêve si il n’en fut jamais (1771) de Louis Sébastien Mercier .

   Dans cet ouvrage l’auteur décrit les nouvelles mœurs de la société française, il s’intéresse notamment aux institutions judiciaires et remet en question une justice basée sur le châtiment et la punition, et qui ne s’applique qu’en faveur des riches au détriment des plus pauvres.

Bâtir la cité idéale

 

    Au XVIIIe siècle, l’utopie des Lumières inspire aussi les architectes. Des cités nouvelles doivent refléter et permettre une meilleure organisation sociale. Les valeurs de liberté, d’égalité, de bonheur, de Raison etc, sont censées s’incarner dans l’architecture des bâtiments et la conception des cités.

   L’architecte Claude-Nicolas Ledoux, imagine notamment la ville idéale de Chaux qui ne sera finalement jamais construite. Cette ville, au delà d’être fonctionnelle, devait aussi être l’écho et le moteur de rapports sociaux plus égalitaires :

« Pour la première fois on verra sur la même échelle la magnificence de la guinguette et du palais. »10

Une partie des projets, croquis , plans et images de la cité de Chaux ainsi que des dossiers sur Ledoux et son oeuvre sont dispos ici sur le site passerelles-essentiels de la BNF, dédié à l’histoire de la construction et aux métiers du bâtiment et des travaux publiques:

   On voit donc que l’utopie, en tant que critique, désir et imaginaire, ne se contente pas de littérature ou de philosophie mais investit nombre d’espace. Or, la ville est un espace très concret en tant que produit et partie de l’organisation sociale des êtres humains.

   La ville (qui est le produit historique des systèmes marchands, étatiques et religieux) c’est l’espace où relations de pouvoir, économiques et besoins se matérialisent et s’entremêlent. Imaginer sa transformation c’est donc déjà en partie imaginer concrètement la transformation de toute la société.

Extraits choisis

 

L’Âge d’or revisité par un ancêtre du communisme au XVIIIe siècle

« Ce séjour fortuné étoit la demeure d’un Peuple que l’innocence de ses mœurs rendoit digne de cette riche possession : l’impitoyable Propriété, mère de tous les crimes qui inondent le reste du Monde, leur étoit inconnue : ils regardoient la Terre commune qui présente indistinctement le sein à celui de ses enfants qui se sent pressé de la faim : tous se croyoient obligés de contribuer à la rendre fertile ; 

mais personne ne disoit, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le laboureur voyoit d’un œil tranquile, un autre moissonner ce qu’il avoit ensemencé, et trouvoit dans une autre contrée de quoi satisfaire abondamment à ses besoins. 

Tous s’empressent point l’ouvrir ; chacun y puise, selon ses besoins, sans s’inquitéter si un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leur soif à une source, ne portent point d’envie à qui, pressé d’une ardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cette liqueur rafraichissante.

Veut-on élargir les bords de cette sources précieuse ? Plusieurs bras réunis l’exécutent sans peine, & leur travail est libéralement récompensé : il en est de même des dons de la Nature. Telles étoient les premières maximes de cette Société heureuse : nul ne se croyoit dispensé d’un travail que le concert & l’unanimité rendoient amusant & facile. »

Etienne Gabriel Morelly, Le Naufrage des isles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai,, « poème héroïque traduit de l’indien par Mr**** », 1753

Justice et peine capitale dans le Paris du XXVe siècle

 

« Je vis la même date 2440 fidèlement empreinte sur tous les papiers publics. Tout étoit changé. Tous ces quartiers qui m’étoient si connus, se présentoient à moi sous une forme différente et récemment embellie.

« Je demandai à l’un d’eux pourquoi on sonnoit ces cloches funebres & quel accident étoit arrivé ?

Un des plus terribles, me répondit-il en gémissant. Notre justice est forcée de condamner aujourd’hui un de nos concitoyens à perdre la vie, dont il s’est rendu indigne en trempant une main homicide dans le sang de son frère. Il y a plus de trente ans que le soleil n’a éclairé un semblable forfait : il faut qu’il s’expie avant la fin du jour. […]

Le coupable, loin d’être traîné d’une manière qui donne à la justice un air bas & ignoble ne sera pas même enchaîné. Eh ! Pourquoi ses mains seroient-elles chargées de fers, lorsqu’il se livre volontairement à la mort ! La Justice a bien le droit de le condamner à perdre la vie, mais elle n’a pas le droit de lui imprimer la marque de l’esclavage.  […]

Après que le chef du Sénat eut achevé la lecture, il tendit la main au criminel & daigna le relever, en lui disant :

«  il ne vous reste plus qu’à mourir avec fermeté, pour obtenir votre pardon de Dieu et des hommes. Il vous est encore permis de choisir : si vous voulez vivre, vous vivrez, mais dans l’opprobre et chargé de notre indignation. […] Soyez équitables envers la société, & jugez-vous vous-même ! »

Le criminel fit un signe de tête, par lequel il signifioit qu’il se jugeoit digne de mort. […] Il cessa d’être traité en coupable.

On releva le corps de l’infortuné ; son crime étant pleinement expié par la mort,il rentrait dans la classe des citoyens […] Tout attendri, tout pénétré, je disois à mon voisin : Ô ! Que l’humanité est respectée parmi vous ! La mort d’un citoyen est un deuil universel pour la patrie !

C’est que nos loix me répondit-il, sont sages et humaines : elles penchent vers la réformation plutôt que vers le châtiment ; & le moyen d’épouvanter le crime n’est point de rendre la punition commune, mais formidable. Nous avons soin de prévenir les crimes : nous avons des lieux destinés à la solitude, où les coupables ont auprès d’eux des gens qui leur inspirent le repentir, qui amollissent peu à peu leur cœur endurci, qui l’ouvrent par degré aux charmes purs de la vertu, dont les attrait se font sentir à l’homme le plus dépravé.

Vos loix pénales étoient toutes faites en faveur des riches, toutes imposées sur la tête du pauvre. […] Au lieu de soulager, ces liens déchirèrent, & la plaintive humanité jetant un cri de douleur, vit trop tard que les tortures des bourreaux n’inspirèrent jamais la vertu. »

Louis-Sébastien Mercier, L’An 2440, Rêve s’il en fut jamais , 1771,

Sources :

+Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005

+Collectif- Antoine Hatzenberger (dir.), Utopies des Lumières, ENS éditions, 2010, https://books.openedition.org/enseditions/4290

+Etienne Gabriel Morelly, Le Naufrage des isles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai,, « poème héroïque traduit de l’indien par Mr**** », 1753, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15151669/f53.item

+Louis-Sébastien Mercier, L’An 2440, Rêve s’il en fut jamais , 1771, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6571684d

+ Frise chronologique des constructions. La ville idéale de Chaux. Site passerelles-essentiels de la BNF

https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/14ada3e6-3aa7-443b-9980-3df0e0116cad-ville-ideale-chaux

Notes :

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.110

2 Collectif- Antoine Hatzenberger (dir.), Utopies des Lumières, ENS éditions, 2010, https://books.openedition.org/enseditions/4290

3 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p. 109

4 Idem, p. 119

5 Idem, p. 119

6 Par exemple Bougainville dans son Voyage autour du monde (1771) :

« Je me croyais transporté au Jardin d’Eden ; nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers qui entretiennent une fraicheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraînent l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleine mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers ; tous nous saluaient en amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur. ». Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.119

7 Idem, p.118

8 Idem, p. 120

9 Idem, p. 120

10 La ville idéale de Chaux, Dossier de la frise chronologique des constructions sur le site passerelles-essentiels de la BNF, https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/14ada3e6-3aa7-443b-9980-3df0e0116cad-ville-ideale-chaux

B-Naissance de l’utopie : L’Utopie de Thomas More

Contexte

  Le début de l’époque moderne (XIVe-XVIe siècles) est marqué par plusieurs changements majeurs dans l’ordre féodal européen. Durant cette période le pouvoir politique et économique des villes croît et par là même le pouvoir d’une certaine bourgeoisie marchande alors en plein développement au détriment de la noblesse et du clergé.

   De plus, c’est une période d’innovation et d’expansion maritime pour les puissances européennes. Celle-ci est marquée par la découverte au XVe siècle d’un « Nouveau monde » : l’Amérique. C’est le début de l’expansion coloniale occidentale et d’une concurrence féroce entre états et empires pour l’hégémonie sur ces nouvelles conquêtes et marchés potentiels.

   Au XVIe siècle commence aussi le mouvement de la réforme protestante qui met à mal le pouvoir temporel et spirituel de l’Eglise catholique. La Réforme protestante accompagne alors diverses luttes sociales et politiques.

   Enfin, cette période est aussi celle de La Renaissance (XIVe-XVIIe siècles), un moment de véritable renouvellement scientifique, artistique et philosophique. C’est la période de l’humanisme qui prônent une certaine idée de la liberté et de la tolérance.

   L’invention de l’utopie en tant que genre littéraire, réflexion et expression politique-philosophique est lié à ce contexte de changements politiques, économiques, scientifique et philosophique.

   En 1516 paraît l’Utopie, ouvrage écrit par Thomas More, intellectuel et homme politique anglais. Cette date marque l’acte de naissance officielle de l’utopie moderne. Dans cet oeuvre le penseur humaniste décrit une société idéale fictive, sur une terre inconnue et inexistante l’île d’Utopia. D’emblée, le texte se pose comme une critique de la société de son temps et notamment du système des enclosures :

« Vos moutons, dis-je, qui avaient coutume d’être si doux et de se contenter de peu, maintenant (à ce qu’ont dit sont si gourmands et méchants qu’ils dévorent même les hommes et gâtent les champs, les maisons et les villes. […] »

« les gentilshommes […] ne se contentent point du revenu et des fruits annuels que leurs terres avaient coutume de générer pour leurs aieux ; aussi ne leur suffit-il pas de vivre grassement sans rien faire et de n’apporter au bien public aucune utilité : Ils nuisent, car ils ne laissent aucune terre pour être labourée, ils enclosent tout en pâturages, démolissent les maisons, ruinent les villes et bourgardes, ne laissant que les églises pour servir d’étables aux moutons. »1

« Par quoi il advient que certains laboureurs, circonvenus par des tromperies ou opprimés par la violence, ou lassés par des injures, sont dépouillés et dénués de leurs terres, ou sont contraints de les vendre afin qu’un avaricieux qui n’a jamais suffisance, et qui est une peste en son pays , augmente son territoire et en un circuit enclose quelques milliers d’arpents de terre. »2

« les paysans qui ont été chassés, en sont réduits au banditisme pour survivre. La propriété privée engendre la pauvreté des plus faibles, qui entraîne la délinquance »3

   En outre, cette charge critique est renforcée par la description d’une société «idéale» censée être l’opposée du régime conspué. Tous les éléments qui constituent une société y sont décrits : famille, ville, institutions politiques et judiciaires, rapports de production, idéologies/religions etc.

Travail et propriété en Utopie

« Ce régime politique est fondé sur l’égalité économique de tous car le gouvernement ne doit pas être une conspiration des riches contre les pauvres . Lors d’une révolution, les propriétaires fonciers ont été dépossédés au profit de la collectivité »4

« Hommes et femmes indifféremment se mêlent du labourage, et il n’y a personne qui n’y participe. Tous et toutes dès leur enfance y sont instruits […] Outre l’agriculture (qui est comme j’ai dit commune à tous), chacun apprend quelque autre art pour être le sien propre. »5

    A noter que, malgré cette activité agricole commune, et bien que les femmes apprennent aussi des métiers, il y a une division sexuelle des tâches dans la société utopienne :

« Mais de ces autres métiers que j’ai nommés, chacun en apprend un, et non pas les hommes seulement mais aussi les femmes, ; comme elles sont plus faibles que les hommes, elles s’appliquent à des choses plus légères, comme à draper et faire les toiles : aux hommes est donnée la charges des travaux plus pénibles. »6

     La société utopienne de More est en effet une société patriarcale que ce soit au niveau de la répartition des tâches et de l’organisation du travail que de la structure familiale. En effet, la cellule de base de cette société imaginaire est une famille patriarcale comprenant parents, grands-parents et familles des fils mariés.

La richesse et l’argent du point de vue Utopien

« Ainsi donc lesdits Utopiens n’usent aucunement de monnaie […] leurs pots à uriner et autres vaisseaux qui servent à choses immondes sont d’or et d’argent ; pareillement les chaînes et gros fers, par lesquels sont détenus et liés leurs criminels, qu’ils appellent serfs sont de cette même matière »7

« O combien de telles sortes de gens sont pourtant éloignés de la félicité de la République des Utopiens ! En banissant de celle-ci tout usage de l’argent, et partant toute avidité, quelle infinité d’ennuis n’en a-t-on pas retranchée ! Quelle semence de vices n’a t-on pas éradiquée! Qui est celui qui ignore que si l’argent était aboli, avec lui seraient anéantis les fraudes, larcins, rapines, procès, tumultes, noises, séditions, meurtres, trahisons et empoisonnements […] Mais croyez bien que si l’argent était aboli en tout lieu, la pauvreté serait soudain diminuée. »8

   On retrouve aussi dans l’oeuvre de More un autre aspect caractéristique des futurs utopies modernes, celui d’une société « harmonieuse » qui s’incarne parfois par une certaine uniformisation de la vie quotidienne et des individus :

« Le collectivisme généralisé touche le domaine privé, voire intime. Les maisons sont toutes semblables, leurs portes restent ouvertes en permanence, leurs fenêtres n’ont pas de rideaux. Nul n’a donc de secret envers les autres. Même l’expérience du bonheur n’est plus individualisée : elle ressortit à la collectivité. »9

    Ainsi More pose les bases d’un modèle littéraire et politique qui fera des émules jusqu’à nos jours. L’ouvrage marque aussi une rupture par rapport aux critiques et aux «pré-utopies» des sociétés antiques-médiévales. En effet, dans l’Utopie, la critique de la société, la volonté et la possibilité de la transformer, ne sont plus d’inspiration religieuse mais essentiellement humaines et politiques car :

« More envisage l’existence du mal non plus uniquement dans son rapport au péché originel, mais sur le plan de la causalité sociale. Il résulte de cette position qu’il n’est plus besoin de l’intervention de la providence divine, ni même de l’hypothèse d’une nature humaine généreuse, pour espérer qu’une société idéale se réalise un jour. »10

Notes :

 

1 Thomas More, L’utopie, Gallimard, Livre I, p.64

2Thomas More, L’utopie, Gallimard, Livre I, p.65

3 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.81

4 Idem, p.82

5 Thomas More, L’utopie, Gallimard, Livre II, p.115-116

6Idem, Livre II, p. 116

7 Idem, Livre II, p.135-136

8 Idem, Livre II, p. 214-215

9 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.84

10 Idem, p.81-82

Sources :

Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005. Dispo à la Bibli au rayon Sciences-Socialces : Philosophie

Thomas More, L’utopie, Gallimard, édition de 2012, première parution : 1516; Dispo au rayon Sciences-Socialces : Philosophie

 

Prémices partie II-III : Utopie médiévale et millénarisme

  Contexte

   Le Moyen-âge (Ve-fin Xve siècle) est une période de l’histoire occidentale où se constitue une société féodale religieuse et hiérarchique. Le pouvoir appartient à la noblesse et au clergé (les représentants et garants de la religion). Les seigneurs possèdent la majorité des terres sur lesquelles ils prélèvent l’impôt, au détriment de la paysannerie. Dans ces sociétés, la religion et la morale chrétienne sont hégémoniques, elles sont les références absolues et majoritaires pour comprendre le monde et les rapports de pouvoir.

   A noter aussi que la doctrine chrétienne, du moins certains pans de sa doctrine, pose une forme « d’égalité » entre les personnes. Tous les êtres humains, peu importe leur position sociale, sont théoriquement égaux devant Dieu, face à son jugement omniscient et tout puissant. De même, dès les origines du christianisme, la pauvreté est mise en valeur, tandis que la richesse est relativement critiquée.

   Cette vision du monde chrétienne, ces principes, nourrissent les individus dans leur imaginaires d’une vie plus désirable, particulièrement dans les « basses classes ». Il en va de même lorsqu’il s’agit de lutter pour transformer les rapports sociaux.

   On touche là à l’une des contradiction qui traverse l’histoire des sociétés féodales européennes. Le christianisme est à la fois une doctrine qui peut inspirer des discours « subversifs » mais il a aussi une fonction de légitimation du pouvoir. En effet, le dogme chrétien préconise également la soumission aux autorités terrestres. De plus, le clergé et la noblesse, au cours de leur constitution en tant que classe dominante, n’ont eu de cesse de s’arroger le pouvoir de représentation du divin et des rites.

Le millénarisme

  C’est dans ce contexte féodal et religieux qu’apparaît le millénarisme chrétien :

« Greffé sur la tradition apocalyptique, [le millénarisme] correspond […] à l’attente optimiste d’un règne de mille ans sous la férule du Christ revenu sur terre avant le jugement dernier, […], à l’espoir de l’avènement d’un ordre parfait qui renoue avec le paradis perdu, dispensateur d’un bonheur éternel. »1

   Beaucoup de mouvements millénaristes se développent en Europe durant le moyen-âge. Ces hérésies sont perçues comme des menaces par les autorités du fait de leurs doctrines plus ou moins égalitaristes et subversives.

   On peut notamment penser à Joachim de Flore (vers 1135-1202), moine millénariste dont les vues seront condamnées par l’Eglise au milieu du XIIIe siècle :

« D’après lui, le moment approche où l’Histoire va basculer et ouvrir l’ère du Saint-Esprit, où le règne de la justice sera garanti par les ordres monastiques »2.

« la pensée de Joachim de Flore a influencé […] une grande part de la spiritualité européenne, ainsi que nombre de mouvements religieux hérétiques tels les hussites et les taborites.  Ces derniers prônent la fin des péchés, la disparition des autorités séculières et la suppression des impôts. »

  Certains de ces mouvements religieux, en s’inspirant des idées les plus radicales véhiculés par les textes chrétiens, remettent donc en cause le pouvoir des seigneurs et des clercs. Certains d’entre eux, parmi les plus populaires et radicaux, prennent parfois les armes contres les autorités nobles et religieuses. Lors de ces luttes, ils rêvent et expérimentent d’autres manières de vivre que celles permises par l’ordre féodal.

   C’est le cas des taborites précédemment cités. Ces derniers participent activement aux guerres hussites. Ces guerres sont une lutte politique, sociale et religieuse, ayant eu lieu de 1420 à 1434 en Bohème (une partie de l’actuelle Tchéquie). Elles opposaient les féodaux alliés à l’Eglise et les partisans du théologien et réformateur Jean Hus ; des hérétiques souhaitant des réformes religieuses, politiques et sociales.

   Les taborites fondent la place forte de Tabor en 1420. Dans cette communauté, ils tentent de réaliser leurs principes comme le raconte Kenneth Rexroth  dans son ouvrage Le Communalisme :

« Quand la communauté fut créée (il en alla de même quand des communautés s’en inspirant furent établies en d’autre lieux), de grosses citernes furent installées au centre de la ville, les gens vendirent tous leurs biens et placèrent l’argent et leurs bijoux, s’ils en avaient, dans ces citernes et y mirent aussi leurs revenus, qu’ils gagnaient apparemment en exerçant comme auparavant leurs anciens métiers. La richesse ainsi accumulée fut répartie équitablement entre tous les citoyens de la communauté. »

« Avec la poursuite des guerres hussites, cette richesse fut augmentée par le pillage. […] Présenté par les historiens postérieurs hostiles, cela ressemble beaucoup à du « communisme de brigandage » […] Cependant, la vie à Tabor et dans les autres communautés se stabilisa pour aboutir à un communisme productif plus ou moins « ordinaire ». »

« Leur millénarisme extrême est sans égal dans l’histoire de la dissidence. «

« Après une destruction générale, comparable à celle de Sodome et Gomorrhe, le Christ apparaîtrait au sommet d’une montagne et célébrerait la venue de son royaume par un grand banquet messianique de tous les fidèles. »

« Entre temps les taborites anticipaient cette communion des saints en organisant de grandes rencontres sur les collines et les montagnes environnantes où l’Eucharistie devint une agapè (fête communautaire) de masse, présidée par les chefs militaires et religieux […]. »

« Dans le royaume, tous les sacrements et les rites devaient être supprimés et remplacés par la présence du Christ et du Saint-esprit et toutes les lois abolies. »

« La vie à Tàbor devait être auréolée d’une gloire particulière, celle d’une société transfigurée, où l’existence était vécue à un degré d’exaltation proche de la folie. La communion avait lieu chaque jour, réunissant des milliers de gens qui chantaient en cœur dans les champs.

« Quand les soldats de la foi rentraient triomphants, chargés de butin et de trophées, telles les tentes luxueuses prises aux cardinaux et aux rois en campagne, ils traversaient une foule extatique qui dansait dans la rue. »3

   D’autres sources que la religion chrétienne ou la croyance dans le millenium alimente en parallèle les projets d’une vie plus douce ou d’une société meilleure. Vieux mythes gréco-latins réactualisés, pays imaginaires, cités métaphoriques et espérées, alimentent les imaginaires médiévaux au fil des siècles. Les supports de « l’utopie » médiévale sont alors multiples : poèmes, tradition orale, ouvrages savants, récits de voyage etc.

Les voyages

Au Moyen âge les terres inconnues, ou celles que l’on commence à découvrir ou à redécouvrir, comme l’Asie ou l’Inde alimentent toujours les mythes et les imaginaires. Les voyages de certains explorateurs, marchands et marins amènent aussi à des contacts avec d’autres peuples et cultures. Ces contacts réalimentent de vieux mythes gréco-latins notamment le mythe de l’Âge d’or :

« On rejoint aussi le mythe hésodien d’une humanité première innocente et heureuse : se répand l’image de peuples indiens vertueux, qui perdure jusqu’à la Renaissance […]. Dans Songe du vieil pèlerin, de Philippe de Mézières, les Bragamains ignoraient le concept et l’expérience de la propriété […]4

Ces sociétés « autres » alimentent donc les fantasmes des voyageurs européens. Mais, elles permettent également aux voyageurs de porter un regard comparé sur le fonctionnement des sociétés européennes :

«Pareillement, Polo fait état, chez les Indiens, d’une vie exempte des freins de la pudeur et affranchie des interdits alors attachés au corps par la tradition judéo-chrétienne. »5

Le Pays de Cocagne

« Par mets et par vins, le pays de Cocagne est une utopie européenne médiévale, ce serait même, pour Jacques Le Goff, « la seule véritable utopie médiévale». Si le terme cocagne apparaît dans nos sources au xiie siècle sous la forme latine « abbas Cucaniensis » dans les Carmina Burana, il faut attendre le xiiie siècle pour connaître la première version manuscrite décrivant un pays de Cocagne parvenue jusqu’à nous : le Fabliau de Coquaigne, un texte français originaire de Picardie ».6

« L’essentiel d’une utopie fondamentalement matérialiste et permissive y est fixé : une nature généreuse, l’abondance de la nourriture et des boissons, le refus du travail et de tout acte marchand, un temps festif perpétuel, la liberté sexuelle, la recherche du seul plaisir. »7

   Dans cette utopie:

« Le référent […] majeur n’est pas la description du paradis terrestre mais l’inversion des conséquences du péché originel. »8

« L’église comme les représentants du système féodal […] ont été escamotés au passage : clergé, seigneurs et autres instances du gouvernement ne détiennent plus aucun pouvoir ni spirituel, ni temporel […] Cocagne est une revanche des pauvres et s’inscrit dans ce que Le Goff dit du merveilleux médiéval, qui a d’abord une « fonction compensatrice, dans un monde de réalités dures et de violence, de pénurie et de répression ecclésiastique ».9

Extraits du fabliau de Coquaigne (XIIIe siècle) 

« Li païs a à non Coquaigne, « Il y a un pays qui a pour nom Cocagne

Qui plus i dort, plus i gaaigne,  Qui plus y dort, plus y gagne ,

Cil qui dort juqu’à miedi, Celui qui dort jusqu’à midi ,

Gaaigne cinc sols et demi » Gagne cinq sols et demi »

(v. 28-30)

« Et s’il avient par aventure « Et s’il advient par aventure

Qu’une Dame mete sa cure Qu’une dame mette son souci (s’intéresse)

A un home que ele voie, À un homme qu’elle voit,

Ele le prent en mi la voie Elle le prend au milieu de la rue

Et si en fait sa volonté. Et en fait sa volonté.

Ainsi fet l’uns l’autre bonté » Ainsi chacun se fait plaisir l’un à l’autre »

(v. 117-122).

Le pays de Cocagne, estampe, 1630

 

« Il y a un pays par delà l’Allemaigne,

Abondant en tout biens qu’on appelle Cucaigne,

Ou chacun sans rien faire en tout téps viure peut,

Et avoir des habits sans argent, tels qu’il veut.

Sans suer, ni peiner on a ce qu’on souhaite,

Ceux qui ayment travail de ces lieux on rejette,

Faineans paresseux y sont les biens venus,

Et de ce qu’il leur faut tres-bien entretenuz,

Ils croient qu’ils sont la au paradis terrestre,

Et ne voudroient pour rien en autre pays estre,

On peut on estre mieux qu’en lieu ou sans peiner,

On ne fait que gaudir, boire et disner, »10

La Cité des Dames

   La Cité des Dames est créée par Christine de Pizan, une femme lettrée, vivant de ses productions intellectuelles, chose rare à l’époque.

   Dans ce récit, l’autrice invente une cité imaginaire, allégorique, exclusivement féminine, qu’elle bâtit inspirée par trois figures : la Raison, la Justice et la Droiture. Cet espace symbolique permet à de Pizan de critiquer la vision misogyne des hommes de son temps et de remettre en question la place subalterne de la femme dans la société médiévale :

«   Ainsi, ma chère enfant, c’est à toi entre toutes les femmes que revient le privilège de faire et de bâtir la Cité des Dames. Et, pour accomplir cette œuvre, tu prendras et puiseras l’eau vive en nous trois, comme en une source claire ; nous te livrerons des matériaux plus durs et plus résistants que n’est le marbre massif avant d’être cimenté. Ainsi ta Cité sera d’une beauté sans pareille et demeurera éternellement en ce monde. »

«  Vous toutes qui aimez la vertu, la gloire et la renommée y serez accueillies dans les plus grands honneurs, car elle a été fondée et construite pour toutes les femmes honorables – celles de jadis, celles d’aujourd’hui et celles de demain.

[…] cette nouvelle Cité qui, si vous en prenez soin, sera pour vous toutes (c’est-à-dire les femmes de bien) non seulement un refuge, mais un rempart pour vous défendre des attaques de vos ennemis.

Enfin, vous toutes, mesdames, femmes de grande, de moyenne ou d’humble condition, avant toute chose restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu.

« Voyez, chères amies, comme de toutes parts ces hommes vous accusent des pires défauts ! Démasquez leur imposture par l’éclat de votre vertu ; en faisant le bien, convainquez de mensonge tout ceux qui vous calomnient .»11

Sources :

Roger-Michel Allemand, L’utopie ,Ellipses éditions, 2005,

Florent Quellier, Le pays de Cocagne, un texte voyageur du Moyen Âge aux Temps modernes, https://books.openedition.org/pur/143649

https://une-histoire-de-lutopie.edel.univ-poitiers.fr/exhibits/show/sources/sources-medievales/cocagne.html

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8402150x.r=cocagne.langFR

Špela ŽAKELJ, La subjectivité littéraire dans La Cité des Dames, revue Voies Actuelles, 2011 https://journals.library.brocku.ca/index.php/voixplurielles/article/view/451

Notes :

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie Ellipses éditions, 2005, p.52-53

2 p.54

3 Kenneth Rexroth, Le communalisme : les communautés affinitaires et dissidentes, des origines jusqu’au Xxe siècle, L’Insomniaque, 1974 (1ère parution), 2019, p.109-113

4 Roger-Michel Allemand, L’utopie Ellipses éditions, 2005, p.58

5 Idem p.58

6 Florent Quellier,Le pays de Cocagne, un texte voyageur du Moyen Âge aux Temps modernes, https://books.openedition.org/pur/143649 ,

7 Idem

8 Idem

9 Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005, p.61

A-Prémices : Mythes et religions

  Mythes et religions sont parmi les premiers systèmes d’interprétation et de rapports au monde des êtres humains, c’est donc en leur sein qu’il faut rechercher les prémices de l’utopie. Pour Roger Michel-Allemand :

« C’est dans l’Univers clos et générateur de la Méditerranée que l’utopie occidentale est née. Selon la représentation antique, la Terre était globalement plane et circulaire, entourée par le fleuve Océanos, si bien que le marin risquait de tomber dans le néant s’il s’aventurait trop loin des côtes, près des bords où l’océan reflue. »1

« L’utopie grecque est toujours limitée dans l’espace à l’image de la société à laquelle elle correspond. Apparue à la fin des « Siècles obscurs » (du XIIe au IXe siècles av. JC), la Cité est en effet l’unité politique typique de la Grèce Antique. » 2

   Dans le monde méditerranéen antique, les techniques de navigation et les connaissances du monde sont limitées. Les îles, la cité, les terres inconnues et le voyage entretiennent donc une relation particulière avec les mythes et représentations des sociétés antiques. Ces représentations, cet espace géographique, cosmogonique et politique nourriront pendant longtemps les formes et contenus des utopies.

   D’autres mythes du monde gréco-latin peuvent nous éclairer sur les origines de l’utopie. En témoigne le mythe de l’âge d’or :

«[…] le mythe de l’âge d’or proprement dit, tributaire de la Grèce archaïque apparaît en littérature chez Hésiode (Les travaux et les Jours, v. 109-126). […] La première humanité est d’or : parangon de justice et de piété, elle jouit d’une durable jeunesse, que n’assombrissent ni les passions, ni les soucis. Gaïa fournit tous ses fruits en abondance, qui alimentent de perpétuels festins. La mort elle même se saisit des êtres avec douceur, puisqu’elle consiste en un paisible endormissement indolore. »3

« A l’opposé, Hésiode situe ses contemporains dans le cinquième Âge, la race de fer, qui est marqué par les maux (la boite de Pandore), la nécessité du travail, et l’alternative entre le mal et le le bien, rendue indispensable par l’extension du crime et de l’avidité. »4

Le mythe antique de l’âge d’or selon le poète antique Ovide :

« L’âge d’or naquit le premier, qui, sans répression, sans lois, pratiquait de lui-même la bonne foi et la vertu. On ignorait les châtiments et la crainte ; des écrits menaçants ne se lisaient point sur le bronze affiché en public ; la foule suppliante ne tremblait pas en présence de son juge ; un redresseur des torts était inutile à sa sécurité. […] »

« Jamais encore des fossés profonds n’entouraient les cités; point de trompettes au long col, point de cors recourbés pour faire résonner le bronze; point de casques, point d’épées; sans avoir besoin de soldats, les nations passaient au sein de la paix une vie de doux loisirs. »

« La terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le hoyau, ni blessée par la charrue, donnait tout d’elle-même ; contents des aliments qu’elle produisait sans contrainte, les hommes cueillaient les fruits de l’arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres qui pendent aux ronces épineuses et les glands tombés de l’arbre de Jupiter aux larges ramures ».

« Le printemps était éternel et les paisibles zéphyrs caressaient de leurs tièdes haleines les fleurs nées sans semence. Bientôt après, la terre, que nul n’avait labourée, se couvrait de moissons; les champs, sans culture, jaunissaient sous les lourds épis ; alors des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient çà et là et l’yeuse au vert feuillage distillait le miel blond. »5

   On peut noter que, déjà, chez certains penseurs grecs, mythe et volonté de réforme politique vont de pair. Par exemple chez Platon :

« En revanche dans la République , le philosophe reformule la signification allégorique du mythe [de l’âge d’or] : la race d’or des magistrats est comme destinée, par sa supériorité intellectuelle à diriger les deux autres races de la cité  […] »6

    Un des autres mythes importants, lorsqu’il s’agit de se représenter un monde et une situation meilleure, est celui du Paradis. Mythe que l’on retrouve dans les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, Islam). Dans la Genèse, le jardin d’éden est le lieu d’origine de l’humanité dont a été chassé l’homme pour ses pêchés, c’est un paradis perdu. Mais le paradis, notamment dans le christianisme ou l’islam est aussi le lieu de repos où vont les croyants après leur mort, c’est un endroit sans souffrance, un lieu de béatitude.

Le Jardin d’Eden dans la Bible :

«Puis l’Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé.

L’Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras.

L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder.

L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme: Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.

L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme.

[…]

L’homme et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte. » 7

Sources :

Roger-Michel Allemand, L’utopie Ellipses éditions, 2005. Dispo à la Bibli au rayon Sciences Sociales-Philosohpie

Notes :

1 Roger-Michel Allemand, L’utopie Ellipses éditions, 2005, p. 25

2 p.28

3 p.33-34

4 p. 35-36

5 Ovide Les Métamorphoses, 2 ap. JC. Paris, Les Belles lettres, 1985,(Traduction de G. Lafaye,

6 p.36

7 Genèse 2

 

Enragés et curés rouges en 1793, Maurice Dommanget // Le curé rouge, Dominic Rousseau

Maurice Dommanget, Enragés et curés rouges en 1793: Jacques Roux Pierre Dolivier, Spartacus, 1993, 172 p. Dispo au rayon Luttes-Révoltes-Révolutions : France

 

 

Dominic Rousseau, Le curé rouge: Vie et mort de Jacques Roux, Spartacus, 2013, 220 p. Dispo au rayon Luttes, Révoltes, Révolutions : France

1) Présentation et résumés

 Ces bouquins, écrits par Dominic Rousseau et Maurice Dommanget, sont des biographies centrées sur deux acteurs de la révolution française : Jacques Roux (1752-1794) et Pierre Dolivier (1746-1830). Tous les deux prêtres, figures des courants les plus radicaux de la révolution, ils font partie du groupe des « curés rouges », appellation développée à posteriori, surtout par l’historiographie plus ou moins socialiste et révolutionnaire des XIXe et XXe siècles.

Mais, quelle réalité recouvre ce terme de « curés rouges »? Cette expression est peu connue et plutôt antinomique au premier abord. En particulier quant on pense au rôle contre-émancipateur de la religion et des différents clergés dans l’histoire humaine. D’emblée, comme l’exprime Dominic Rousseau, on peut dire que la définition de ce « groupe » socio-politique est plutôt complexe et anachronique. En effet, rien que le terme « rouge » pose question, cette couleur est symboliquement associée aux révolutions et au socialisme du XIXe siècle, mais pas ou peu à la révolution française. On peut tout de même définir quelques aspects de ce groupe en citant les travaux des historiens. Pour Serge Bianchi, dès 1789, on compte environ 2500 de ces membres du clergé, ils sont en contact avec des sociétés populaires1 et adhèrent à la révolution dont ils estiment les principes en adéquation avec leurs idéaux humanistes. Plus tard, en l’an II de la République (1793-1794)2, ils abdiquent, rompent avec l’Eglise et font preuve d’un anticléricalisme virulent. Quant à Maurice Dommanget, l’auteur de l’un des deux ouvrages, il présente les prêtres rouges comme des hommes majoritairement jeunes lors de l’éclatement révolutionnaire. Des hommes d’action plus que de « réflexion »0 qui souhaitent une révolution pour les plus pauvres, les moins biens lotis de la société. On peut aussi dire que l’on trouve majoritairement ces prêtres dans les plaines agricoles du grand bassin parisien et qu’ils luttent souvent au côté des paysans.

En fait, l’existence de ces « prêtres rouges » s’explique en partie par le contexte social et culturel de la société d’Ancien-régime. Tout d’abord, les idées chrétiennes, plus ou moins teintées d’un certain égalitarisme, peuvent être source de réflexion vis à vis de l’organisation de la société et le ferment de valeurs sociales profondes. De plus, certains membres du clergé, ayant un certain niveau d’éducation, sont aussi sensibles aux idées nouvelles des Lumières. Porteuses d’un certain rationalisme et matérialisme, ces idées remettent en question le rôle de la religion, l’organisation de la société d’ancien régime. Elles souhaitent un nouvel transformer et interpréter différemment le monde humain et « naturel » en général.

Ensuite, le clergé, qui constitue l’un des trois ordres de la société, n’est pas un bloc socialement homogène. Il y a de nombreuses différences entre ses membres et notamment entre ce qu’on appelle le haut-clergé (dont les membres sont souvent issus ou liés à la noblesse) et le bas-clergé. Les conditions de vie de ces deux catégories sociales sont, en effet, loin d’être comparables… Qui plus est, certains membres du bas-clergé, comme les curés de campagnes, sont répartis dans tout le royaume et sont souvent en contact avec les couches les plus pauvres de la population, notamment la paysannerie. Ils sont alors au première loge en tant qu’observateurs de la vie paysanne et connaissent très bien l’exploitation et les injustices qui frappent les paysans dont ils sont parfois socialement plus proches.

En conséquence, en partie parce qu’ils sont issus d’un milieu rural, certains prêtres n’hésitent pas à porter les positons parmi les plus radicales lors de la révolution française, par exemple sur la question de la propriété agraire. C’est le cas de Pierre Dolivier, curé de Mauchamps de 1784 à 1793-94, qui fait preuve d’idées égalitaristes très agrariennes. Ce dernier, dans son Essai sur la justice primitive publié en juillet 1793, critique la propriété et estime qu’elle doit être limitée. Il s’oppose à la concentration des terres entre quelques mains et pense que la propriété foncière ne doit pas être transmise par héritage mais gérer par les communes. Il se dresse donc contre l’un des piliers du système féodal. Il souligne aussi l’hypocrisie de l’égalité et de la liberté juridique quand il n’y a pas d’égalité de fait, on pourrait dire d’égalité sociale. Toutes ces positions lui vaudront d’ailleurs d’être remarqué par Gracchus Babeuf. Celui-ci a d’ailleurs une pensée pour lui dans son projet de conjuration des égaux devant mettre à bas la première des républiques bourgeoises en France3.

Jacques Roux, quant à lui, est surtout connu pour son expérience parisienne et pour avoir été l’un des chefs de file de ce qu’on a appelé Les Enragés4, l’une des « tendances » parmi les plus radicales de la Révolution. Plus agitateur, que théoricien, Roux dénonce les conditions de vie misérables des plus pauvres auxquelles la révolution n’a pas changer grand chose. En parallèle, il s’attaque, à travers ses écrits, ses prêches et ses prises de parole dans diverses assemblées de clubs et de quartiers, aux « accapareurs » et aux « agioteurs »5. Il les juge en effet responsables de la misère du peuple. Plus que des problèmes de production et de propriété, il critique davantage les problèmes de répartition et de subsistances.

Bien qu’il ne fait pas partie des leaders sans-culottes, ses prises se position auront de l’influence dans la sans-culotterie parisienne et parmi les basses classes de la capitale. D’ailleurs, il encourage souvent l’action des sections6 et l’action directe que ce soit lors de pillages ou d’émeutes. Ainsi, son égalitarisme se teinte aussi d’un certain antiparlementarisme. Ses critiques, il les formule devant la convention nationale, dans un texte passé à la postérité sous le nom de Manifeste des Enragés. Ce texte remet en cause la constitution de l’an I alors adoptée qu’il n’estime pas assez sociale. Il y critique l’action des parlementaires, perçue comme insuffisante pour réaliser le bonheur du peuple. Tout comme Dolivier, il dénonce l’égalité juridique qui n’est qu’illusion sans égalité de fait…

Cette intervention amorce sa chute. Les Montagnards-jacobins, considérés comme l’aile gauche de la convention et longtemps comme les alliés des sans-culottes radicaux, ne lui pardonnent pas sa critique et son agitation extrémistes. Ces derniers la jugent contre-productive, faisant le jeu de la contre-révolution car opposant les intérêts du peuple et de ses représentants qui siègent à la convention et aux Comités. C’est-à-dire les montagnards comme Robespierre ou Marat.

Dès lors, les Enragés, n’ayant cessé de réclamer la Terreur contre les « accapareurs », les aristocrates et les nouveaux nantis de la révolution, en sont parmi les premières victimes… Arrêté en août puis en septembre 1793, Jacques Roux se suicide en février 1794 pour éviter un procès au tribunal révolutionnaire qu’il sait perdu d’avance. En parallèle, les autres Enragés sont aussi réprimés ou abandonnent la lutte sous la pression. Par conséquent, un des premiers courant radical issue de la révolution est étouffé par une partie des jacobins, qui s’estimaient eux-même être les défenseurs les plus hardis de l’égalité. Valeur et concept encore nouveau qu’on a alors grand peine à théoriser et encore moins à mettre en pratique.

2) Intérêts et « limites »

Ces deux bouquins ont bien des mérites et aussi quelques faiblesses. Au niveau des « faiblesses », on peut parler du genre biographique qui n’est jamais facile et n’est pas du goût de tout le monde. Ce type d’écrit induit souvent un style un peu « romancé » et donc forcément variable en fonction des « capacités » littéraires de l’auteur. De même, les plus pointilleux jugent souvent la biographie forcément « partiale » et pas très carré au niveau de la méthode. Pour ce qui est du bouquin de Rousseau on peut trouver un peu de ces défauts. Il n’en reste pas moins que la lecture en est plutôt agréable et que l’auteur ne se contente pas de nous décrire les péripéties de la vie de Jacques Roux mais convoque à plusieurs reprises l’analyse de divers historiens. Pour ce qui est de l’ouvrage de Dommanget, il s’agit d’une compilation de deux notices biographiques. Le bouquin dispose aussi d’annexes qui complètent bien l’ensemble pour la compréhension du sujet. De plus, il n’est pas toujours tendre avec ses personnages ce qui est toujours plaisant! Le seul hic est que l’auteur, de tradition syndicaliste et communiste, qualifie parfois de plus ou moins socialiste la pensée de Roux. Or il fait ici preuve d’anachronisme puisque le socialisme vient après et n’est certainement pas théorisé et conceptualisé par les acteurs dont il est question.

Au niveau des mérites maintenant. Premièrement, réaliser des travaux et ouvrages sur les curés rouges et les Enragés, est déjà une qualité en soi car ils sont relativement peu connus. De même, ce taf permet de mieux appréhender la position sociale et le rôle d’une partie du clergé à l’aube et durant la révolution. Tout cela permet d’enrichir les productions et les connaissances sur ce moment fondateur de nos sociétés modernes qu’est la révolution française. Révolution dont l’état français actuel entretient toujours le mythe, factice et orienté, que ce soit via les programmes scolaires, ses symboles, son idéologie etc, compliquant ainsi une lecture potentiellement émancipatrice de certaines séquences révolutionnaires.

Cela montre aussi, que loin de n’être qu’une révolution bourgeoise (ce qu’elle a certes été dans sa finalité), la révolution française est pétrie de contradictions. Des contradictions qui ne se résument d’ailleurs pas, comme il est parfois présenté, à l’affrontement entre la « liberté » et « l’égalité » que ce soit sur le plan de l’abstraction théorique/politique comme de la conduite des événements. Durant cette séquence historique, il y a eu plusieurs visions de la liberté, plusieurs visions de l’égalité, comme de leurs relations, qui se sont confrontées . De même il y a eu plusieurs manières d’envisager la pratique du pouvoir qui se sont concurrencées et affrontées.

Enfin, au niveau politique et partisan, ce taf permet de découvrir les pensées égalitaires de certains « prêtres rouges » et des Enragés. De même, il permet d’en apprendre plus sur l’une des séquences les plus radicales de la révolution. Ces pratiques et ces pensées annoncent d’une certaine manière Babeuf et les prémices des mouvements communistes, anarchistes et socialistes modernes. Ces luttes s’inscrivent donc totalement dans le combat des dépossédés pour leur émancipation puisqu’elles préfigurent en partie une des principales expressions de ces luttes au XIXe puis Xxe siècles, à savoir le mouvement ouvrier révolutionnaire dans toutes ces tendances, de la plus réformiste à la plus subversive.

1 Plusieurs appellations désignent ces associations de citoyens: clubs, sociétés populaires, sociétés patrioques etc.

Pour une définition plus précise, copié-collé d’une émission de France culture:

En 1789, alors que la France entre en Révolution, une nouvelle forme de sociabilité émerge. En un an, une vingtaine de clubs politiques ou autres sociétés patriotiques s’organisent autour des affinités politiques de leurs membres : Société des amis de la Constitution – futur Club des Jacobins -, Cercle social, club des Cordeliers« À partir de l’été 1789 naît quelque chose de tout à fait nouveau, ‘les révolutions municipales’, c’est-à-dire des comités différents des municipalités, qui s’appuient sur les assemblées de (leurs) électeurs pour les états généraux. Ils créent ces groupes de réflexion qui deviennent des clubs. Il y en a partout, de toutes les opinions possibles et imaginables, pas seulement des clubs patriotes, ce qu’on appelle traditionnellement révolutionnaires, mais aussi des clubs hostiles aux réformes, qui seront des clubs contre-révolutionnaires », décrit l’historien Jean-Clément Martin.

Dès 1790, les sociétés parisiennes et en particulier le club des Jacobins essaiment à travers le territoire. Les sociétés autonomes ou affiliées à une société mère se multiplient et constituent un réseau de relais politiques locaux qui œuvrent à l’information des citoyens et à leur formation politique. Des comités de surveillance locaux apparaissent pour défendre la Révolution.

« En 1791, la loi Le Chapelier interdit de garder les clubs et organisations. Il y a ce creux d’un an ou deux, où la vie politique locale est un peu muselée », explique Jean-Clément Martin. « Ça reprend en 1793 avec la Convention qui a besoin de toutes ces sociétés qu’on appelle ‘populaires’ puis le virage du printemps de 1794, quand Saint-Just estime que les militants des clubs ne sont là que pour le pouvoir. C’est la fin programmée des sociétés populaires, le contrôle complet par le gouvernement, l’État, la Convention. »

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/clubs-et-societes-populaires-la-revolution-prend-parti-2564195

2 Le calendrier républicain fut mis en oeuvre durant la révolution. Il entre en vigueur le 6 octobre 1793 (15 vendémiaire an II) et commence le 22 septembre 1792 ( 1er vandémiaire an I), le lendemain de l’abolition de la monarchie. Il remplace le calendrier grégorien (notre actuel calendrier), se veut universel et doit marquer une rupture avec le christianisme et la monarchie. L’année est découpée en 12 mois de trente jours (360 jours) auquel on rajoute 5 ou 6 jours à la fin de l’année afin de faire correspondre le début de l’année suivante avec l’équinoxe d’automne au méridien de Paris. Le découpage des mois en semaine n’est pas conservée, chaque mois est découpé en décades de 10 jours. Le nom des mois s’inspirent des saisons et des activités agricoles qui leur sont liées. Les saints et martyrs correspondants aux jours sont aussi supprimés et remplacés par des mots évoquant la nature et les activités rurales (des animaux, des plantes, des arbres, des fruits ou des outils agricoles etc).

3 Gracchus Babeuf (1760-1797) est un révolutionnaire français. Entré à la commission des Subsistances de Paris en 1793, il soutient d’abord les jacobins et les montagnards contre les girondins tout en étant partisan des revendications sans-culottes. Il est surtout connu pour être l’un des chefs de l’opposition radicale sous le Directoire après la chute des Enragés, des hébertistes puis des robespierristes. Il organise avec plusieurs de ses camarades une conjuration dites des égaux en 1796 dont le but est le renversement du régime dit du Directoire (un régime libéral qui souhaite en finir avec le processus révolutionnaire) pour continuer la révolution. Pour ses partisans, la révolution doit aboutir à la mise en commun des terres et des moyens de production pour réaliser une égalité réelle. La conjuration est un échec et Babeuf, arrêté en 1796, est guillotiné en 1797. Par ses idées, son analyse et ses pratiques, il est considéré comme l’un des précurseurs du socialisme et du communisme.

4 Les Enragés sont des agitateurs radicaux ayant émergés en 1793. Porteurs de critiques radicales contre les riches, dénonçant les conditions de vies des basses-classes de la capitale, ils agissent de concert avec certains sans-culottes pour porter leurs revendications. Ils n’hésitent pas à encourager et/ou cautioner les soulèvements populaires contre la vie chère comme les émeutes, les pillages, l’action directe des sections sans-culottes. Partisans d’une forme de démocratie directe, ils sont souvent méfiants envers les représentants du peuple, les divers députés et administrations nés du processus révolutionnaire. Ils souhaitent donc que s’exerce un contrôle fort de la part des citoyens sur les institutions et les délégués. Nombre de montagnards et jacobins, s’estimant les représentants légitimes du peuple, souvent porteurs d’un égalitarisme plus modéré, ont vu en eux des concurrents et des agitateurs potentiellement dangereux. Ainsi, ils s’attèlent à les réprimer dès septembre 1793 avec l’arrestation de Jacques Roux. Les Hébertistes, ayant parfois des liens avec les Enragés et considérés comme leurs successeurs en tant que porte-voie d’une révolution radicale, seront à leur tour réprimés par la république montagnarde. Par ailleurs, on donne parfois une description réductrice des Enragés, le terme désignant souvent quelques agitateurs et personnalités ayant plus ou moins de liens entre eux comme Claire Lacombe, Jacques Roux, Jean-françois Varlet, Jean-Théophile Leclerc. Cependant, comme le rappelle Dominic Rousseau qui cite Claude Guillon et Walter Markov (spécialistes des enragés), il est établi que les « Enragés ne se réduisaient pas à trois agitateurs et une agitatrice, mais constituaient la majorité de certaines sections parisiennes » (Claude Guillon, Notre patience est à bout, éditions IMHO, 2009, p.22). Mais il n’en reste pas moins qu’on ne peut pas parler de faction ou de parti à proprement parler concernant ce groupe. Il s’agit plus de personnes partageant des idées et des pratiques communes qui n’ont pas réellement d’unité d’action. On peut aussi noter leurs liens avec la Société des républicaines révolutionnaires, un groupe révolutionnaire féminin porteurs de revendications sociales et féministes radicales pour l’époque. D’ailleurs Jacques Roux lui même est partisan d’une participation massive des femmes aux luttes sociales et politiques. Il y voit un facteur déterminant pour la victoire d’une révolte populaire.

5 Spéculateurs

6 Les sections révolutionnaires sont prmeièrement des subdivisions territoriales de la ville de Paris nées de la révolution. Ne devant à la base se cantonner qu’à un rôle administratif et électoral, elles s’impliquent pourtant dans la politique et acquièrent même un certain pouvoir municipal. Chaque section disposait notamment d’un comité civil, d’un comité révolutionnaire et d’une force armée. Elles jouent aussi un rôle de premier plan lors des journées insurrectionnelles qui rythment et radicalent la révolution. Pour plus d’infos https://fr.wikipedia.org/wiki/Section_r%C3%A9volutionnaire_de_Paris, article dont cette note est tirée.

Le curé Meslier, Maurice Dommanget

Maurice Dommanget, Le curé Meslier: Athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, Julliard, 1968, 554 pages. Dispo aux rayons Pensées radicales-Critiques sociales : Les Lumières-Républicanisme radical

Présentation

   Ce bouquin est une biographie doublée d’une présentation et d’une analyse des écrits de Jean Meslier (1664-1729?) écrite par Maurice Dommanget. L’auteur nous présente les idées de ce penseur méconnu, ses sources intellectuelles, politiques et sociales. En outre, il pose également la question de sa place et de son influence dans la philosophie en général, et le mouvement révolutionnaire en particulier, à partir du XVIIIe siècle, aussi bien en France qu’à l’international.

   Meslier était curé à Étrépigny dans les Ardennes, un petit bled de campagne qui comptait à son époque entre 100 et 200 habitants. Très tôt incroyant, selon ses propres dires, il n’a jamais cru en ce qu’il professait à ses paroissiens durant sa carrière. Mais non content d’être un curé mécréant, il était aussi très critique de la société de son temps. Ses réflexions, il les a caché toute sa vie potentiellement par peur des persécutions1 et de l’incompréhension.

   Sa sensibilité, doublée à une haine farouche pour le monde dans lequel il vivait, l’ont tout de même poussé à coucher ses conceptions sur le papier, probablement vers la fin de sa vie. Ces écrits, dédiés à ses paroissiens, devaient être rendus publics après sa mort selon ses indications. Ils sont aussi destinés à un plus large public dans le but de dévoiler ce qu’il estimait être la vérité et d’aider à mettre un terme aux « erreurs » et aux « abus » de la société.

1) Pensée de Meslier et contenu du Testament

   Ce « testament » est une véritable attaque en règle contre la religion et les inégalités, son contenu est très radical pour l’époque. En effet, le royaume de France était alors une société féodale, avec un régime de monarchie absolue mise sous le patronage de Dieu, le catholicisme était omniprésent et le clergé quadrillait la société. Dans cet écrit, Meslier affirme un athéisme intégral. Il critique tout autant le christianisme que le concept même de divinité. Pour lui, christicoles et déicoles (c’est à dire adeptes du Christ et adeptes du concept de Dieu) sont à ranger à la même enseigne, leurs visions, compréhensions et explications du monde étant pareillement fausses.

    Partant d’un point de vue matérialiste, il estime que la matière, la nature, le temps et l’espace sont incréables et éternels. Ainsi, selon ses conceptions, la nature et la matière existent par elles mêmes, « par les seules loix naturelles du mouvement » (p.240) . Le monde n’étant que matière, et celle-ci ayant la capacité de se mouvoir par elle-même, le monde peut et doit être expliqué par lui-même. Contrairement à ce qu’affirme les religions révélées qui professent l’existence d’une puissance séparée, créatrice et ordonnatrice du monde.

   Dès lors, M. pense que la religion n’est qu’une création humaine et que celle-ci n’a qu’une origine sociale. Pour lui, sa genèse est à rechercher dans la légitimation du pouvoir et de l’exploitation, elle est créée et utilisée pour se faire craindre et respecter. Vision un tant soi peu réductrice puisque il n’envisage pas d’autres raisons qui justifieraient de l’existence des religions comme le besoin de connaissances et de compréhension du monde physique/naturel et humain par exemple.

   Cette origine très politique des croyances montre que sa critique de la religion se nourrit de sa haine de l’organisation de la société. On le voit très clairement lorsqu’il s’attache à dénoncer sévèrement les postulats et les effets de la morale chrétienne. Par rapport aux présupposés moraux du christianisme il estime premièrement que la répression des pensées, des désirs et de la sexualités, perçus comme des vices, est une erreur. Deuxièmement, il pense que la vertu dans la souffrance, principe essentiel de la religion chrétienne et catholique, est contraire à la nature. Pour le curé Meslier, le pardon des injures et des exactions permet le maintien des sociétés inégalitaires. Aimer et pardonner à ses ennemis ne permet que la conservation du monde tel qu’il fonctionne. Avoir mis en lumière cet aspect de la morale chrétienne et en faire son erreur principale fait de lui un véritable précurseur dans la critique radicale de la religion selon Dommanget.

   Dès lors, puisque religion et oppression sociale vont de concert, Meslier estime qu’il faut renverser cet état de fait pour établir un nouveau système. Considérant que les hommes sont égaux par nature il s’oppose à la volonté de domination, origine selon lui de « tous les maux qui troublent la société humaine et qui rendent les hommes malheureux dans la vie » (p.276).

Dès lors, il estime que la tyrannie politique et matérielle est liée à la tyrannie spirituelle, que les plus rusés profitent des plus faibles et des moins intelligents. De même, il critique l’inégalité des biens qu’il considère liée à l’inégalité des conditions. Sa critique reste très « morale », il définit les riches comme étant souvent les plus méchants et les plus indignes. Quant à l’inégalité sociale, elle participe à la création de vices et de méchanceté chez les humains.

    Bien que sa critique soit très morale, Dommanget estime aussi que J.M. a une certaine vision des intérêts sociaux antagonistes. De fait, le curé oppose les grands et les riches contre ceux qu’il appelle les « pauvres peuples ». Il base aussi la séparation entre les êtres humains sur la possession et la richesse en même temps que sur le commandement et la sujétion. Ainsi, cette grille de lecture lui permet de considérer que les puissants tirent leur force et leur richesse du travail et du service des peuples. Idem, ce présupposé l’amène à penser que les prêtres, mêmes pauvres, sont des « abuseurs de peuples » au service des grands puisque, comme dit plus haut, ils prêchent une morale qui va l’encontre des intérêts « populaires ». Le prêtre a donc une perception du rôle d’agent et de relais du pouvoir que peuvent jouer différents acteurs sociaux. Il étend d’ailleurs cette critique aux « gens de justice ou d’impôts ».

    Pour mettre fin à cet état des choses, Meslier préconise l’union contre les grands dans tout le royaume. Ses solutions sont multiples même si il ne développe pas leurs mise en application pratique . Par exemple, il souhaite la diffusion des idéaux basés sur l’idée de raison pour aider à une prise de conscience. Il préconise aussi le refus du travail et d’obéissance vis à vis des grands, des religieux et de leurs agents. De même, il ne semble pas refuser les solutions violentes, son écrit étant lui même teinté d’une certaine violence verbale. Dès lors, il multiplie les appels à la violence et notamment au tyrannicide. La monarchie absolue sous laquelle il a vécu étant caractéristique d’une société inégalitaire avec une forte concentration des pouvoirs dans la personne du roi, on mesure mieux alors la portée que pouvait avoir cette pratique tant au niveau « symbolique » que pratique.

   Mais par quoi remplacer la société que M. veut mettre à bas? Que préconise t-il à la place? Très critique de la propriété individuelle, il conseille aux êtres humains de :

« tout mettre en commun dans chaque paroisse pour jouir tous en commun des biens de la terre et des fruits de [leurs] travaux. »(p.319)

   Partisan d’un égalitarisme radical, il souhaite l’égalité dans la répartition des subsistances, des logements et des vêtements, une éducation commune pour les enfants qui doivent toutes et tous être pris en charge moralement et matériellement par la communauté. En outre, dans son projet, tout le monde travaille selon ses aptitudes et ses besoins avec tout de même une certaine hiérarchie dans l’organisation.

   Par ailleurs, il ne se prononce pas sur les difficultés d’un tel mode de production ou sur la question de l’esclavage ou de l’oppression des femmes. Nous savons juste qu’il se déclare pour le maintien de la famille privée. Famille qu’il conditionne et associe à la liberté d’union et de séparation entre les personnes. Vaste programme donc.

2) Intérêts et « faiblesses » du bouquin

   Nombreux sont les mérites de ce bouquin bien fourni. Tout d’abord, on ne peut qu’apprécier le fait de faire connaître ce penseur assez méconnu de l’histoire politique, philosophique et sociale qu’était Jean Meslier. Par ailleurs, et cela bien que l’ouvrage soit déjà un peu daté, l’auteur nous livre ici un certain travail d’érudition. Tant sur les travaux ayant eu trait à J.M, sur les courants de pensée philosophiques du temps, ses sources politiques et intellectuelles que sur son influence et le « parcours » de son Testament, les informations et sources rapportées ne manquent pas.

   À travers ce travail, l’auteur montre que, tant sur le plan philosophique qu’au niveau de la critique sociale qui commence à se développer au XVIIIe siècle, l’influence de M. est restée limitée et n’a pas forcément été déterminante.. En effet, selon Dommanget, la pensée du curé fut certes connue et diffusée par Voltaire mais de manière abrégée et largement remaniée2. De même, si pour l’auteur, il est probable que, philosophiquement, elle influença directement des matérialistes comme d’Holbach et indirectement le marquis de Sade , sa critique sociale resta largement méconnue, notamment lors de la révolution française. Ce n’est qu’après l’édition complète du Testament en 1864 par Rudolf Charles que le prêtre commença à être reconnu pour ses idées sociales par exemple dans les milieux socialistes de la fin du XIXe. Puis, son pic de célébrité est atteint en URSS à partir des années 50 où l’historiographie soviétique exagéra largement le rôle et l’influence de ses conceptions, étant placé parfois sur le même plan qu’un Descartes par exemple…Là est tout le paradoxe de Meslier, c’est un précurseur mais un précurseur isolé et relativement peu connu.

   Une autre qualité du bouquin est de nous montrer l’aspect novateur de la pensée de J.M. En effet, contrairement aux autres réformateurs sociaux de son temps comme Mably ou Morelly, le curé pousse très loin sa critique de la société. Certes son influence fut somme toute faible. Mais, son matérialisme athée, son projet radical de mise en commun de ce qu’on pourrait appeler les moyens de production, le placent tout de même parmi les « ancêtres » des pensées socialistes, communistes et anarchistes qui fleurissent au XIXe et Xxe siècles suivants.

   Malgré tout, et c’est un des mérites du bouquin de le rappeler, bien que M. soit isolé, que ses sources intellectuelles soient «limitées» par rapport à d’autres penseurs de son temps, son œuvre s’inscrit également dans un mouvement «global» : la pensée critique dites des Lumières alors en plein essor entre le XVIIe et le XVIIIe siècle en Europe. . Cette philosophie universaliste, basant ses idéaux et ses systèmes d’interprétation du monde notamment sur la raison, sert alors de matrice à nombre de critiques politiques, sociales et scientifiques vis à vis de la société d’Ancien-Régime.

   Pour ce qui est des « manquements » du bouquin maintenant. Le principal reste la grille analytique et politique de l’auteur Maurice Dommanget, auteur de tradition syndicaliste et marxiste. Tout d’abord, on voit que cette grille de lecture peut produire parfois certains anachronismes notamment quand l’auteur qualifie la pensée du curé de « socialisme ». On voit également cela dans le titre même Le curé Meslier : Athée communiste et révolutionnaire sous Louis XIV quelque peu « exagéré ». De même, dans la partie sur les idées politiques et sociales du prêtre athée, on a des fois l’impression que l’auteur analyse ces écrits via ses propres conceptions marxistes pour ensuite voir si J.M. coche les cases de ces présupposés idéologiques en tant que plus ou moins précurseur des dites idéologies.

   La question se pose. Est-ce que cette grille de lecture permet une analyse pertinente de l’œuvre en question? Oui et non. Certes, elle permet à l’auteur de se pencher sur le côté subversif, radical , social et disons « proto-communiste » et/ou « proto-anarchiste » de l’œuvre de Meslier mais elle induit aussi certaines limites. La principale étant qu’utiliser sa vision du monde pour idéologiser une pensée, alors que celle-ci préexiste à ces cadres d’interprétation, cela n’a pas forcément de sens. Ce genre de processus peut parfois flouter la compréhension ou le sens d’une pensée. Par exemple, la pensée du curé, ne peut pas être qualifiée de socialisme utopique ou « scientifique » comme il est parfois fait puisque, puisque elle a préexisté à ces concepts théorisés au XIXe siècle. Concepts par ailleurs déjà potentiellement « foireux » et éminemment idéologiques lorsqu’ils ont été théorisés pour interpréter le réel de leur temps…

   Après cet « écueil » reste toute de même à relativiser. Comme dit plus haut, le taf de l’auteur a l’air assez sérieux et complet. De plus, il n’est pas tout le temps là dedans. Parfois, il se contredit et pose le fait que certaines catégories de pensée socialistes ne sont pas conceptualisées par Meslier.

   Pour revenir aux qualités du bouquin, on peut évoquer rapidement le cas personnel du prêtre renégat. Son histoire, quoique étrange voire limite tragique, est tout de même assez marrante. En effet, un curé athée, on s’y attend pas trop… Potentiellement dégoûté par sa condition et cette situation, tout autant que par la société qui l’entoure, il s’est bien vengé en crachant sur elles du fond de sa tombe. On imagine l’embarras de ces collègues curés à qui il a laissé les lettres précisant l’existence de ses écrits et son reniement de la foi chrétienne. Un reniement de longue date si ce n’est d’une vie… Un prêtre renégat qui prêche durant toute sa vie et prodigue toute une série d’actes sacrés tels que baptêmes, messes et autres sacrements cela fait quand même un peu tâche!

    Cependant, le cheminement politique et intellectuel de Meslier est tout de même assez compréhensible. Dommanget le montre habilement lorsqu’il analyse les conditions sociales qui ont pu influencé la pensée du prêtre. Déjà, celui-ci avait beau être curé, il l’était probablement davantage par convention sociale/obligation familiale que par un primo-sentiment de foi et de dévotion. De même, M. évoluait en milieu rural et, à défaut d’être aussi pauvre que les paysans qui l’entouraient, il était de modeste condition. Il habitait un pays souvent en proie aux rapines et aux destructions durant les guerres du roi soleil.

   De plus, il paraissait doué d’une sensibilité assez haute. On sait par exemple son dégoût et son mépris pour la violence envers les animaux dont il estimait qu’ils restaient, bien que différents des humains, des êtres sensibles3. Dès lors, pas si étonnant que J.M souhaitait en finir avec sa société féodale et absolutiste horrible, il était aux premières loges pour en constater toute la violence et la « médiocrité »…

   Il n’empêche que sa critique reste sans concessions et d’une radicalité impressionnante pour l’époque. L’existence et l’œuvre de ce curé apostat montrent que le combat pour l’émancipation ne date pas d’hier, que nos luttes, nos idées et nos valeurs ne sortent pas de nulle part. Que hier, comme aujourd’hui, il s’agit de démystifier le fonctionnement du monde, de réfléchir et d’agir pour tendre à être réellement maîtres de nos vies.

Notes

1 En 1757, un édit royal était encore établi pour condamner à mort tous les auteurs, imprimeurs et colporteurs de livres tendant à attaquer la religion.

2 Voltaire a eu connaissance des écrits de Meslier qui circulaient alors clandestinement entre quelques mains. Il en a édité une version abrégée et largement remaniée. En effet, Voltaire ayant jugé l’ouvrage trop radical dans ses conceptions sociales et trop athée a donné une teinte déiste aux écrits de Meslier, mettant l’accent surtout sur les aspects anticléricales du Testament.

3 A cette époque les animaux sont envisagés surtout comme des objets. Pour Descartes par exemple les animaux n’ont ni âme ni raison, ce sont des sortes de machines. Les choses n’ont pas réellement changer dans la perception du vivant, actuellement perçu surtout comme une marchandise.

RELAX’ TAMPAX ! Récit d’un procès qui n’a (presque) pas eu lieu

I-Il était un 8 mars dans l’Ouest…
Le 8 mars 2023 à Brest, se tenait une journée de mobilisation internationale pour le droit des femmes et des minorités de genre, en plein mouvement social contre la réforme des retraites. Elle fut marquée par une action d’autoréduction dans une supérette Carrefour, décidée par l’AG des luttes Brest. A la fin de la manifestation syndicale des dizaines de camarades s’emparèrent de toutes les protections hygiéniques possibles pour les redistribuer gratuitement par la suite. Les flics, échauffés par leurs échecs répétés à tenter d’empêcher les blocages économiques de la veille et plus tôt dans l’après midi, voulurent siffler la fin de la récréation pour les manifestants les plus déterminés et créatifs. Ils chargèrent, dans la pagaille et la confusion, un cortège d’une centaine de personnes faisant route pour la fac, tels des cow-boys du Far West interpellant 5 personnes au hasard et ramassant au passage les protections périodiques qu’ils pouvaient bien trouver.
 
Les 5 interpellé.e.s, tout au long de la garde-a-vue, demeurèrent solidaires les un.e.s avec les autres en disant tous s’appeler Camille Dupont. Il.elle.s refusèrent de donner leurs empreintes ADN et palmaires, de même ils exercèrent leur droit au silence lors des auditions, à l’exception de l’un.e d’entre elles.eux qui n’avait malheureusement alors pas connaissance de ses droits.
Une heure après les interpellations, suite à une intervention à la sono, une bonne partie de la seconde manifestation féministe de la journée s’avéra solidaire des arrêté.e.s. La manifestation composa alors un cortège de plusieurs centaines de personne venant mettre la pression au commissariat aux cris de « Libérez nos camarades ! ». Après un long face à face, le rassemblement sera finalement dispersé dans les gaz. Cette solidarité directe et active obligea tous les policiers en poste au comico à sortir en ligne pour contenir la foule, rendant difficile la rédaction de PV d’interpellations et de contexte, ce qui se révélera des plus intéressants pour la suite de notre histoire…
24 heures plus tard , 4 des camarades, finalement identifié.e.s par les condés, ressortirent de GaV muni.e.s d’une convocation à paraître au tribunal pour vol en réunion avec visages dissimulés et refus de prise d’empreintes ADN. Une des personnes réussit à sortir sous X et échappa donc aux poursuites.
II- Relax’ y’a Ressac…
Déterminé.e.s à combattre la judiciarisation des pratiques politiques du mouvement, les inculpé.e.s et leurs camarades décidèrent de prendre en main collectivement l’affaire. L’essentiel des éléments retenus à charge était des images de vidéos surveillances 4K de l’intérieur du magasin. Lors de l’action les policiers crurent voir des ressemblances entre les vêtements que portaient des camarades remplissant des paniers de serviettes hygiéniques et les sapes qu’auraient eu les inculpés lors de la garde-à-vue, allant jusqu’à relever des tâches prétendument identiques sur un pantalon. Un simple parapluie devant la caméra aurait probablement évité de longues heures de travail absurdes à s’esquinter les yeux sur la pigmentation des fringues. Ce travail n’avait pour but que de produire des des identification plus que contestables ;  les flics persistaient ainsi dans leur production de matière judiciaire qui ne servait qu’à justifier leurs arrestations après coup. Après une lecture assidue et collective de leur dossier pénal, ne se reconnaissant pas sur les vidéos, pas plus qu’ils ne reconnaissent les faits qui leur étaient reprochés, les inculpé.e.s demandent à l’avocat qu’ils avaient saisi de soulever des nullités dans la procédure (on explique plus bas ce que c’est). En effet de nombreuses pièces manquaient dans leur dossier. Suite aux échanges qui ont eu lieu entre les inculpé.e.s et l’avocat, ce dernier approuva les lignes de défense pensées en collectif.
III-Le procès le plus rapide de l’Ouest
Le jour du procès, une soixantaine de camarades présent.e.s dans la salle d’audience étaient venu.e.s apporter leur soutien aux 4 prévenu.e.s à la barre , refusant qu’on transforme leur lutte collective en une affaire judiciaire par définition dépolitisée et individualisée. L’avocat des prévenu.e.s plaida donc qu’en l’absence de :
1) PV de contexte (procès verbal décrivant le cadre général des événements menant à leur interpellation)
2) PV d’interpellation (procès verbal justifiant pourquoi et expliquant comment le policier arrête un suspect) 
3) PV d’audition des agents interpellateurs (interrogatoire par un OPJ des policiers ayant arrêté les inculpés)
Il était impossible de savoir pour quels motifs et à partir de quels indices (descriptions physiques, comportements suspects…) les camarades avaient été arrêté.e.s ! S’appuyant sur une jurisprudence datée de mars 2023 à propos d’une affaire similaire lors du mouvement des gilets jaunes, l’avocat réclama donc la nullité de toute la procédure, les interpellations étant irrecevables.
Le procureur prit ensuite la parole, qualifiant le travail des policiers de « déplorable » et la jurisprudence soulevée par l’avocat de « très solide », battant ainsi en retraite sans même chercher à livrer combat.
La parole ira alors à la partie civile, c’est à dire au gérant du carrefour, qui geignit d’avoir perdu « 1400 balles de sa poche », la somme évidemment gonflée de ce qu’il aurait aimé pouvoir se faire sur le dos des précaires ayant besoin de protections hygiéniques (qui est un bien de première nécessité) et qu’à défaut il espérait soutirer aux maigres finances de nos camarades. 
Après à peine un quart d’heure de délibérés, le juge décide donc en toute logique d’annuler toute la procédure à l’encontre de nos camarades (sous x ou non) qui peuvent donc repartir libres, entouré de leurs proches et bien décidés à repartir pour de nouvelles aventures, le tout dans une explosion de joie collective et communicative.
IV-La morale de l’histoire ?
-La solidarité du mouvement tout au long de la procédure est ce qui a permis la déroute policière une fois au tribunal. La solidarité des interpellés en GaV qui se motivent et se soutiennent les uns les autres à ne rien déclarer, les manifestantes qui viennent mettre le commissariat sous pression pendant des heures, les lectures collectives de dossier, les rendez-vous à plusieurs avec l’avocat… On part tous ensemble lutter dans la rue et on repart tous ensemble du tribunal.
-Rien n’est jamais perdu d’avance, même avec de la vidéosurveillance qui produit des images d’excellente qualité. Ce, d’autant plus si on a des fringues unies pour tout les manifestants et des parapluies pour se protéger des caméras.
On a tout a gagner à prendre ensemble en main son dossier, plutôt que de tout déléguer aux professionnels de la justice.
Notre force ne peut être que collective !
Relax y’a ressac !