C-Utopies vs Dystopies

Origine de la dystopie

    La dystopie (le mauvais lieu) est un genre de récit imaginaire qui décrit des mondes de domination plus ou moins cauchemardesques et déshumanisants : environnement invivable, sociétés très inégalitaires, surexploitation des êtres et des ressources, contrôle et pouvoir totalitaire etc etc.

    Ce type de récit s’est surtout développée à partir du Xxe siècle, siècle des horreurs si il en est… En effet, cette période est celle du capitalisme industriel triomphant et de l’impérialisme, mettant sous sa coupe un nombre toujours plus croissant de prolétaires, massivement exploités et déshumanisés. Mais, c’est aussi le siècle des boucheries avec notamment les deux guerres mondiales qui actent « l’industrialisation » des conflits armés.

    De même, c’est le temps d’un renforcement du pouvoir des états, de la propagande de masse et des régimes dits totalitaires comme l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’URSS bolchévique puis stalinienne. Enfin, c’est aussi un siècle d’espoirs déçus que ce soit par l’écrasement, la « dégénérescence » et la trahison des tentatives de révolution prolétariennes comme en Allemagne en 1918, en Espagne en 1936, ou en Russie en 1917.

   C’est dans ce contexte de désillusion et de « crainte » qu’apparaissent les premières dystopies comme Nous écrit en 1920 par l’écrivain russe Evgueni Zamiatine, ou encore les classiques Le meilleur des Mondes de Huxley (1931), 1984 de Orwell (1949), Farenheit 451 publié par Ray Badbury en 1953. Ces premières dystopies, imaginent toutes des états fictifs et coercitifs très développées, qui écrasent l’individu au profit d’idéologie et sociétés autoritaires, à l’aide de diverses techniques de contrôle de masse perfectionnées. Elles sont assez souvent pessimistes, les héros ayant beau lutter, se font souvent écraser par le système contre lequel ils se révoltent.

    Ces œuvres étaient la fois des critiques des systèmes totalitaires existants et des techniques de gouvernement mise en place par divers états. Mais, elles étaient aussi des avertissements quant à leur potentiel développement. Dès lors, le lecteur ainsi averti, pouvait prendre conscience de la violence que produisent ce genre de système. Cela pouvait aussi pousser les gens à agir pour que ces systèmes n’existent pas ou plus voire soit contrecarrés par l’établissement de sociétés plus enviables. Par exemple, Orwell, bien qu’opposé au stalinisme, était socialiste et croyait donc à la possibilité d’une société meilleure.

Forces et faiblesses de la dystopie?

    Le genre dystopique est devenu très florissant au Xxe puis au XXIe siècles notamment dans la science-fiction. Il a développé ses anciens thèmes et s’est enrichi de sujets propres à nos sociétés actuelles comme les nouvelles technologies ou la crise écologique. Désormais, la dystopie représente une grande part des contenus culturels censés porter un regard critique sur nos sociétés et leur potentiel devenir. On ne compte plus le nombre d’œuvres qui nous présentent des mondes horribles et aliénants que ce soit dans les livres, le cinoche, les jeux-vidéos, la BD, les séries…

    Or, doit-on se réjouir de cette « surabondance » du genre ? À première vue oui puisqu’elle dénote d’un intérêt pour les questions sociales et politiques. De même, cette production culturelle, plutôt populaire et abondante, sert potentiellement la critique voire la remise en cause du monde actuel. En effet, elle dépeint toujours des sociétés horribles et par ce bais, critique le notre ou son avenir. De plus, les dystopies actuelles décrivent à l’occasion des personnages aux prises avec le système qui les opprime, et mettent alors en scène la nécessité voire le bénéfice de la lutte.

    Malgré cela, il nous apparaît que la dystopie a aussi des limites et qu’à travers elles, il s’agit de s’interroger sur ce que ce genre dit de notre manière de voire le monde. Et ainsi, de questionner son potentiel critique et subversif.

    Premièrement, comme le dit Carabédian, nous vivons déjà dans un monde que l’on peut qualifier parfois de dystopique à l’heure d’un capitalisme toujours plus avide, du désastre écologique, d’une vivacité des valeurs autoritaires, patriarcales et réactionnaires. De même, nous connaissons une atomisation sans précédent de la population, entretenue en partie par les nouvelles technologies de communication. Enfin on assiste à l’émergence et l’application massive de nouvelles technologies de contrôle et de surveillance dont n’aurait pu que rêvé nombre de fascistes et staliniens (ex: la généralisation de la vidéo-surveillance, la reconnaissance faciale etc etc)… Dans ce contexte social, imaginer et faire réfléchir au « pire » perd forcément en valeur d’avertissement et de réflexion puisque le « pire » est alors omniprésent1.

    Deuxièmement, et sur ce point on est encore assez d’accord avec Carabédian, on peut également remettre en question l’aspect « normatif » de ces dystopies qui tendent à peupler nos imaginaires d’horizons essentiellement négatifs2. En effet, ces imaginaires faits de futurs sombres n’envisagent pas ou peu la question d’un dépassement. Dès lors, les dystopies, fruits et reflets de nos angoisses, peuvent participer à entretenir la résignation et le défaitisme face à la marche des événements, au lieu d’alimenter les sentiments de révolte et les volontés d’une vie digne d’être vécue.

Les forces de l’utopie

    Au contraire, l’utopie, notamment dans la fiction, loin de n’être qu’un refuge pour personne terrifié et blasé, peut aider à combattre la résignation ambiante. Comme dans ses premiers temps, elle est une critique forte contre nos rapports sociaux car elle leur oppose des rapports sociaux basés sur des valeurs différentes. Ainsi, elle nourrit nos imaginaires de possibilités et potentialités différentes. De même, par le développement d’imaginaires différents, elle peut alimenter la colère et la haine contre la société actuelle, l’envie de se révolter et de s’organiser pour la transformer.

   Reste que, si on considère qu’il y a un intérêt certain à la production d’oeuvres et d’imaginaires utopiques pour la constitution d’un camp communiste anti-autoritaire, il ne faut pas oublier l’organisation et la lutte.

   Penser un autre monde, que ce soit par la fiction ou un « programme » politique sont bénéfiques à la mobilisation et l’organisation. Mais nos luttes et notre organisation doivent aussi produire et « incarnées » ces imaginaires, ces valeurs ces idées. Celles-ci doivent être à la fois les bases et les reflets de la nouvelle société que nous voulons construire contre l’état, le capitalisme et tout ce qui grignote une miette de notre pouvoir en tant qu’individu et être humain.

    En somme, il est toujours nécessaire de lier la question de la production culturelle, et de valeurs éthiques, à la question de la pratique politique et sociale.

Utopie=Dystopie ?

    À noter aussi que certains voient la dystopie comme la conséquence de l’utopie, en tant que désir/projet d’un monde meilleur. En effet, certaines critiques, notamment la critique « libérale », voit dans l’utopie une potentialité de système totalitaire niant les contradictions, les conflits et les individualités humaines par l’établissement d’un pouvoir autoritaire qui ne peut supporter sa remise en cause.

Cette critique s’appuie notamment sur le fait que nombre d’œuvres utopiques littéraires/philosophiques, dans leur projet de cités idéales, nient souvent l’individu au profit d’une collectivité normative, totalisante et d’une société harmonieuse.3 De plus, les grands totalitarismes du Xxe siècle, notamment soviétique ou maoïste, seraient les réalisateurs et les preuves de cet aspect forcément totalitaire de l’utopie qui, une fois réalisée, deviendrait donc forcément dystopie.

   On peut partager quelques aspects de cette critique. Nous sommes d’accord pour dire que la volonté d’harmonie, d’uniformisation, dans nombre d’oeuvres utopiques, que l’on retrouve par la suite dans divers projets politiques dits révolutionnaires ou réformateurs (anarchistes, communistes, socialistes), est une chose quelque peu illusoire, rappelant  les désirs chimériques de paradis religieux.

   De même, au delà de l’aspect « iréel » et du potentiel de fanatisme que peut recouvrir la volonté d’harmonie universelle dans les sociétés humaines, on peut aussi s’interroger sur ce que suppose cette idée.  À savoir est-il bénéfique de supprimer toute altérité dans nos sociétés ? Rien n’est moins sûr car c’est aussi par l’altérité que l’on se construit aussi bien collectivement qu’individuellement.

    Cependant, difficile de concevoir, au vu de l’état du monde, qu’il ne soit pas désirable de le transformer radicalement. Qui plus est, à la Bibli, nous sommes effectivement partisans d’un monde producteur de moins de douleurs et souffrances, où les conditions de l’altérité ne seraient plus celles, extrêmement violentes, déshumanisantes et absurdes de la société bourgeoise actuelle. Ne pas l’être révèle souvent que l’on a simplement tout intérêt à le garder en l’état.

   Toujours est-il que l’utopie, en tant que désir et imagination d’un monde meilleur reste un cap et une inspiration. Ce n’est pas un état de félicité à atteindre absolument qui signerait la fin de l’histoire. Celle-ci n’arrivera jamais et n’est que la somme des activités humaines, elle n’a donc pas de sens et pas réellement de fin. Il en va de même pour le communisme, qui en tant que projet, idéal et mouvement, ne sera jamais une réalisation définitive et statique mais se doit d’être perpétuellement en construction4.

Quelques oeuvres dystopiques dispos à la Bibli :

Nous de Evgueni Zamiatine, écrit en 1920

 -Le meilleur des mondes de Aldous Huxley, écrit en 1931

1984 de George Orwell, 1949

Fahrenheit 451 de Ray Bradbury,1953

– L’Orange mécanique d’Anthony Burgess, 1962

– Minority Report de Philip K. Dick ,1956

-La servante écarlate de Margaret Atwood,1985

Sources

+Alice Carabédian, Utopie Radicale : Par delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Seuil, 2020

+Roger-Michel Allemand, L’utopie, Ellipses éditions, 2005

 +Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845-1846, première publication en 1932

Notes

1 Alice Carabédian, Utopie Radicale : Par delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Seuil, 2020, p.71, p.80

2 Idem, p.80

3 Aspect que l’on peut retrouver dans l’Utopie de Thomas More (1516) ou dans la Cité du Soleil de Tomaso Campanella (1604) par exemple.

4 Cette idée se rattache à celle de Marx et Engels exprimée notamment dans les manuscrits posthumes publié en 1932 sous le titre de L’idéologie Allemande : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. »